Résurrection majeure à l’Opéra national du Rhin, où, grâce aux bons soins du musicologue Jean-Christophe Keck qui en a reconstitué la partition, Barkouf a enfin retrouvé le chemin de la scène après 158 ans d’oubli total. Jamais repris depuis son échec retentissant à l’Opéra-Comique en 1860, l’ouvrage possède de telles qualités dramatiques et musicales qu’on ne saurait imaginer plus belle façon d’inaugurer les célébrations du bicentenaire de la naissance d’Offenbach. En plus d’un livret à la forte charge corrosive contre le pouvoir qui prend un malin plaisir à mettre un chien sur le trône, Barkouf comprend de nombreuses pépites au sein d’une partition très riche. Fait assez inhabituel chez le compositeur de La Belle Hélène : l’intérêt musical croît à mesure que l’action progresse et atteint son paroxysme au troisième et dernier acte. Parmi les meilleurs morceaux, on note un savoureux (et complexe) quatuor au deuxième acte, une splendide page orchestrale au début du dernier acte et un ensemble désopilant de conjurés annonçant de façon frappante ceux que l’on retrouvera dans La Grande-Duchesse de Gérolstein (1867) et Madame l’Archiduc (1874). À la tête de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, Jacques Lacombe possède ce sens du rythme absolument capital dans ce répertoire ; de légers décalages avec les chœurs, au demeurant excellents, se font vite oublier en regard d’une direction brillante et constamment alerte.

Grâce au travail de Mariame Clément, le théâtre de Scribe, Boisseaux et Offenbach traverse fort bien l’épreuve du temps. La réécriture des dialogues est globalement heureuse et rend encore plus actuelle cette fable désenchantée. L’intrigue se déroule ici dans ce qui ressemble beaucoup à un régime communiste du XXe siècle, où d’innombrables et volumineux dossiers s’empilent pour former une espèce de bibliothèque démesurée qui envahit tout l’espace. Chaque individu semble fiché dans ces documents qu’un employé de l’État transporte entre jardin et cour. Barkouf n’apparaît jamais1, mais l’on voit sa niche, qui augmente de volume entre les deuxième et troisième actes. Les conjurés se dissimulent derrière des masques représentant des politiciens comme Emmanuel Macron ou Édouard Philippe et après la mort du chien-gouverneur, tombé au champ d’honneur, le nouveau couple régnant est habillé comme Napoléon III et l’impératrice Eugénie, symbole éloquent d’un régime potentiellement autoritaire…

Dans le rôle de Maïma, celle par qui se révèle la volonté toute-puissante de Barkouf, Pauline Texier traduit parfaitement la transformation de la jeune marchande de fleurs timorée en une femme enivrée de pouvoir. Le timbre un peu frêle et aigrelet dans les aigus est compensé par une belle agilité et une puissance qui perce aisément à travers la masse orchestrale. Le contraste est total avec la voix charnue de Fleur Barron, Balkis d’une belle sensualité. En grand vizir Bababeck prêt à toutes les compromissions pour devenir « kaïmakan », Rodolphe Briand possède une diction parfaite et joue avec beaucoup de naturel. Son eunuque, Kaliboul, trouve en Loïc Félix un comédien très doué et qui fait de surcroît entendre une excellente voix de ténor. Patrick Kabongo chante joliment les pages un peu sucrées du tendre Saëb, mais il semble bien raide sur scène, au contraire du Xaïloum de Stefan Sbonnik, dont la souplesse convient bien à son personnage de casseur. Nicolas Cavallier, ineffable Grand-Mogol, et Anaïs Yvoz, affublée d’une moustache pour signifier la laideur de Périzade, sont tous deux très convaincants. Cette distribution réunit donc d’abord des chanteurs-comédiens, ce qui est tout à fait conforme à ce que recherchait Offenbach.

Ajoutons qu’en plus d’être criante d’actualité en raison des liens évidents que l’on peut établir entre les revendications du peuple de Lahore et celles des Gilets jaunes, le spectacle se trouve associé à l’histoire tragique de Strasbourg. En effet, la troisième représentation commençait alors que la ville plongeait dans le drame et la torpeur à la suite de l’attentat perpétré au Marché de Noël. Il convient de saluer le professionnalisme des artistes et de les remercier sincèrement d’avoir offert aux spectateurs le meilleur baume qu’on puisse imaginer pour soulager quelque peu la tristesse et la douleur.

Louis Bilodeau


[1] Rencontrée quelques jours après la représentation, Mariame Clément nous a appris que le chien, un petit caniche, aurait dû normalement se retrouver sur scène. Le soir du 11 décembre, un problème technique priva les spectateurs de sa présence.



Photos : Klara Beck