Marie Oppert (Peau d'âne).

Devenu directeur d’un Théâtre Marigny très élégamment rénové, Jean-Luc Choplin y décline des ingrédients ayant fait son succès à la tête du Châtelet : la saison 2018-2019 affiche notamment musicals (on attend avec impatience Marry Me A Little, basé sur des chansons de Sondheim, ainsi que Guys and Dolls ou The Fantasticks) et opérettes (en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, Offenbach et Hervé, Planquette et Lecocq promettent quelques beaux soirs). Mais dans le cas de Peau d’âne, spectacle à haute teneur événementielle, la recette est pourtant aussi périlleuse que celle du célèbre Cake d’amour : parfaite à l’écran (ou sur le papier), mais peu propice au passage au réel.

Bien sûr, le public fait fête à une scénographie parfaitement féerique (Emilio Sagi) qui – à part une Robe couleur du temps pétante et crue – inscrit les costumes féminins dans la droite ligne de ceux du film de Jacques Demy (1970) et en retient les clins d’œil pop (téléphone et hélicoptère inclus). Bien sûr, les solistes vocaux sont impeccables : Marie Oppert, déjà remarquée lors de l’adaptation des Parapluies de Cherbourg (Châtelet, 2014), succède délicieusement à Anne Germain (qui était la voix chantée de cinéma de Catherine Deneuve : on l’oublie trop souvent, ou l’on se plaît trop à le faire…). Elle en a la lumière, le timbre charmant et le parfait équilibre entre vibrato classique et swing. Mathieu Spinosi (fils de Jean-Christophe) est un Prince sans faute, quoiqu’un peu discret en comparaison dans le duo (malgré la sonorisation). Tous deux déjouent avec aisance les difficultés d’intonation d’« Amour, amour ». Quant à Emma Kate Nelson, elle compose avec l’humour et le chic qu’on lui connaît une Fée des Lilas joueuse et mutine. Mais, à part pour embellir l’affiche, fallait-il vraiment faire appel à Marie-Agnès Gillot, étoile du Ballet de l’Opéra de Paris, pour un rôle de Reine qui jamais ne danse et, plus embêtant encore, s’emmêle dans ses répliques d’une voix mal projetée, ou, pour celui de la narratrice, à une Claire Chazal encombrée de ses deux mains et de phrasés bien peu souples ? En comparaison, l’autre danseur étoile de la distribution, Michaël Denard, trouve mieux ses marques en Roi et père plus naïf qu’abuseur, voix aussi nette que la présence.

Mais surtout, Peau d’âne est-il fait pour la scène ? On en peut douter, tant manquent ici le rythme, le chant, la danse – tout ce qui fait un musical. Quatre chansons (Peau d’âne : « Amour » et le Cake d’amour ; les Conseils de la Fée ; la chanson du Prince), un duo et deux ensembles (les Insultes et le Massage des doigts) ne font pas une partition théâtrale ; les quelques lignes de dialogue, suspendues entre des interludes orchestraux surtout destinés à soutenir les changements de décor à vue, font paraître le temps bien long et mettent soudain au premier plan ce que le cinéma faisait passer sans souci : un style musical qui, hormis dans les chansons à l'inventivité mélodique et rythmique certaine, reste fondé sur la marche harmonique, la formule transposée en boucle et, parfois – l’oreille s’en accommoderait presque mieux –, le pastiche baroque. Les chorégraphies des deux ensembles paraîtront bien insuffisantes aux amateurs de musical ; la réalisation musicale, bien fautive aussi : les choristes féminines gagneraient à utiliser autre chose que leur voix de poitrine quand il s’agit de monter dans le médium sans forcer, la poignée d’instrumentistes présents en fosse (bien loin de l’« orchestre » annoncé dans le programme) est évidemment renforcée par le pré-enregistrement (orchestral, lui) destiné au CD mis en vente, la sonorisation rendant le tout très artificiel. Et les sonorités sont souvent assez crues ou datées ; un exemple : le clavecin synthétique, typiquement seventies, est partie intégrante d’un film du temps, de sa poétique référentielle et décalée ; mais sur une scène de théâtre en 2018, sa sonorité n’est plus que réduite à elle-même – laide et fausse.

On souhaite à ceux qui auront aimé le spectacle de (re)découvrir le film de Jacques Demy : ils y entendront la musique de Michel Legrand dans son écrin idéal et y expérimenteront surtout une poésie tout autre, où la caméra vous conte une histoire avec grâce, quand le théâtre peine à vous la représenter et n’évite pas le kitsch.

Chantal Cazaux


Emma Kate Nelson (la Fée des Lilas). Photos : Julien Benhamou.