1918, pour la Pologne, c’est l’indépendance enfin recouvrée : depuis plus d’un siècle, elle n’existait plus, partagée entre l’Allemagne, l’Autriche et la Russie. Paderewski contribua à sa renaissance, mettant son énergie et sa fortune au service d’une cause à laquelle il rallia le président Wilson, jusqu’à devenir, de janvier à décembre 1919, président du Conseil et apposer sa signature sur le Traité de Versailles. L’Opéra de Varsovie se devait donc de monter Manru, son unique opéra – en coproduction avec celui de Poznań, alors que Cracovie, de son côté, le met à l’affiche pour novembre. Créée en 1901 à Dresde et en allemand par Ernst von Schuch, l’œuvre fut donnée ensuite à Lviv, alors capitale de la Galicie autrichienne, puis à Varsovie. Le Met la représenta en 1902. Bref, Manru fit une belle carrière internationale avant de sombrer dans l’oubli, sauf en Pologne.

Ce n’est qu’injustice : voilà un bel opéra, une des meilleures partitions d’un Paderewski qu’on aurait tort de réduire à sa virtuosité pianistique. L’histoire est aujourd’hui d’une brûlante actualité : une jeune montagnarde, Ulana, se voit violemment rejetée par sa communauté et réduite à la mendicité pour avoir épousé le tzigane Manru, dont elle a eu un enfant. Sa mère elle-même la maudit. Malgré la sincérité de son attachement, le paria, de son côté, garde la nostalgie de la vie nomade qu’il menait avec ses compagnons. Seul Urok, un marginal nabot, défend Ulana, dont il est épris au point de lui concocter un philtre d’amour qui lui ramènera Manru. Mais son effet sera de courte durée : attiré par une mélodie tzigane, il retrouvera les siens ainsi qu’Aza, son ancien amour. Accusé d’abord de traîtrise, il sera finalement choisi comme chef, avant qu'Urok le jette dans le précipice – à l'origine c'était Oros. Ulana, elle, est déjà morte : elle s’est noyée dans le lac – comme la Halka de Moniuszko.

Inspirée de La Chaumière derrière le village, un roman très populaire de l’écrivain Józef Ignacy Kraszewski, cet opéra de l’exclusion réussit la synthèse entre l’inspiration populaire, où Paderewski se pose en héritier de Moniuszko, et le drame wagnérien, avec un traitement heureux du leitmotiv. Les grands ensembles traditionnels ou encore le ballet croisent la mélodie continue – le duo d’amour tient à la fois de Tristan et de l’opéra italien. La musique des Tatras côtoie ainsi des réminiscences du premier acte de Siegfried – Manru est devenu forgeron – ou du Ring – Urok descend d’Alberich – ou de Parsifal, lorsque la partition exprime le mal-être du héros. La musique tzigane, elle, est incarnée par la figure d'un violoniste, souvent accompagné par le cymbalum, qui fait du violon solo un personnage de l’opéra. Paderewski précise d’ailleurs que si le conflit racial est au cœur de son opéra, il est avant tout d’ordre musical : « Manru n’abandonne pas sa femme parce qu’il est amoureux d’une autre, mais à cause de la musique. »

La production de Marek Weiss se montre ici fidèle à l’esprit de l’opéra : pas de copier-coller simpliste sur l’actualité. La fête paysanne, au premier acte, devient une noce huppée, la mère une femme d’affaires. Manru et les tziganes sont des hippies motards, préférant la liberté à l’étouffement d’un ordre moral cautionné par le prêtre – il s’en faut d’ailleurs de peu, à la fin du premier acte, qu’Ulana ne soit violée et lynchée. Au début du troisième acte, seuls les phares des motos défilant sur une route déserte - on pense à certains films américains - éclairent la scène plongée dans le noir. Cette liberté conduit-elle au paradis ou à l’enfer ? On voit à la fin rougeoyer un incendie très ambigu. La production fonctionne bien, même si la direction d’acteurs reste traditionnelle et si le traitement du chœur laisse à désirer. Fallait-il pour autant s’autoriser certaines coupures ? Certes c’est l’usage – fort fâcheux au demeurant. Mais la disparition du Prélude et de l'interlude du troisième acte relève du scandale. Pourquoi, aussi, avoir changé la fin, qui perd ainsi tout caractère tragique ? Après avoir tué Oros, Manru part avec Aza et les tziganes ; au moment où Ulana va se suicider, Urok lui jette son enfant dans les bras et, du coup, la sauve.

Grzegorz Nowak, le directeur musical de l’Opéra de Varsovie, a le sens du théâtre et ne relâche jamais la tension. Il pourrait cependant se montrer plus subtil et plus coloriste, en se méfiant davantage de l’acoustique très sonore de la salle. La distribution laisse parfois à désirer. Peter Berger chante Manru d’une voix puissante mais laide, aux aigus poussifs, qu’il conduit sans style. Ewa Tracz, en revanche, incarne une belle Ulana, par le timbre et le phrasé, même si le rôle éprouve parfois sa voix de soprano lyrique – jolie berceuse au deuxième acte, en tout cas. Le grand mezzo d’Anna Lubańska a la dureté impérieuse de la mère, avec un grave et un médium opulents. Mais on attend d’Aza, qui parfois rappelle Carmen, une voix et un chant sensuels, là où Monika Ledzion-Porczyńska, handicapée par un rôle trop aigu, soumet la sienne à une perpétuelle tension, jusqu’au cri. L’Urok de Mikołaj Zalasiński reste assez brut, mais Dariusz Machej a la stature d’Oros et le chœur est excellent. Malgré les faiblesses du plateau, on se réjouit d’avoir pu voir Manru.

Didier van Moere.

 
Ewa Tracz (Ulana) et Peter Berger (Manru).
Photos : Krzysztof Bieliński.