Photo : Luc Jennepin

Si la notion d’art pompier a du sens en musique, alors Kassya, opéra posthume de Delibes – achevé et quelque peu arrangé par Massenet – en est un sûrement un parfait exemple. La musique prise numéro par numéro n’est pas plus mauvaise qu’une autre, elle offre même quelques airs et scènes intéressants ; mais l’ensemble manque d’une véritable cohérence dramatique, imputable en partie au livret peu convaincant de Meilhac et Gille, que renforce une presque totale absence de caractérisation des personnages. C’est particulièrement frappant dans le cas de Kassya, petite bohémienne ballottée par les événements, abandonnant son amant de cœur pour devenir comtesse presque par inadvertance et dont les incohérences psychologiques sont aggravées par un langage musical qui conviendrait mieux à Léonore du Trouvère ou à toute autre grande dame du répertoire. L’autre problème est inhérent à une partition qui accumule les clichés et les airs de pure convention dans un mélange de couleur locale (ballet sur des thèmes galiciens et dumka pour l’héroïne), de sentimentalisme petit-bourgeois et de grands ensembles dramatiques disproportionnés face aux enjeux du livret. De ce salmigondis d’opéra-comique – ce qui était le projet de Delibes et fut perverti par les interventions de Massenet, qui remplaça les dialogues parlés par des récitatifs – et de drame lyrique quasi expressionniste, mélangé à des restes de grand opéra, se dégage une sensation d’artifice permanent, voire un certain ennui.

C’est dommage pour le plateau de haut niveau et entièrement francophone – encore que pas toujours parfaitement compréhensible – réuni pour cette résurrection… dont on se demande si elle était bien utile. Distribuer Véronique Gens dans ce rôle-titre – où certains ont voulu voir un avatar de Carmen – paraît, avec tout le respect que l’on doit à cette artiste accomplie, un total contresens. Il faudrait ici un peu moins de style et un plus de naturel et de tempérament pour rendre un peu crédible ce personnage de sauvageonne naïve. Si Cyrille Dubois séduit par la beauté de son timbre immaculé, la subtilité de ses demi-teintes, et convainc dans les aspects les plus lyriques de son rôle – comme sa belle évocation de l’héroïne au premier acte –, il paraît un peu à la limite de ses moyens dans la grande scène de vengeance de l’acte III, sorte de mixture entre la grande scène d’Arnold dans Guillaume Tell et la bénédiction de poignards des Huguenots. Dans le rôle un peu sacrifié de Sonia, la fiancée abandonnée, Anne-Catherine Gillet doit attendre sa mélancolique Romance de l’hirondelle à l’acte IIII (où semble passer le souvenir de la Mignon d’Ambroise Thomas) pour se faire une petite place. Excellent comte de Zeval d’Alexandre Duhamel, dont la voix large et mordante confirme qu’il est en bon chemin pour aborder bientôt les barytons-Verdi. On distinguera dans une belle galerie de seconds rôles le Kolenati de Jean-Gabriel Saint-Martin et le Kostka de Renaud Delaigue. La scène de la prédiction du deuxième acte doit beaucoup à la prestation de Norah Gubisch, qui fait figure de guest star tant son intervention est brève mais marquante. À la tête de l’Orchestre de Montpellier, Michael Schonwandt ne ménage pas sa peine pour insuffler un peu de dramatisme à ce patchwork lyrique ; mais, si la formation donne le meilleur d’elle-même dans une orchestration de qualité, les deux chœurs réunis de l’Opéra de Montpellier et de la Radio lettone ont tendance à écraser le plateau dans leurs interventions et sont résolument incompréhensibles dans les abondants passages « décoratifs » qui leur sont confiés. Au final, on comprend assez bien pourquoi la critique fut si sévère à la création en 1892… mais le public montpelliérain, lui, ne boude pas son plaisir et fait un triomphe à la distribution sinon à la musique de Delibes.

A.C.