Issé, c’est un peu L’Arlésienne du baroque français... Une œuvre fameuse dont on entend depuis toujours parler mais qu’on ne voit jamais (si ce n’est, fugitivement, à Bourg-en-Bresse en 2008 et à Lunéville en 2017). Créée en 1697 à Fontainebleau devant Louis XIV, cette « pastorale héroïque », due à un jeune mousquetaire de 25 ans, André Cardinal Destouches (1672-1749), ravit le roi qui affirme que depuis Lully (décédé dix ans plus tôt) aucune musique ne lui a fait plus plaisir. L’ouvrage ne compte alors que trois brefs actes mais, lors de ses reprises « à la ville », à l’Académie royale de musique, il sera développé en cinq actes et un prologue pour répondre aux canons de la noble institution. Ce premier de la dizaine d’opéras de Destouches continuera à être régulièrement joué jusqu’en 1797, avant de disparaître des scènes.

A Montpellier, on a choisi de ressusciter – après une minutieuse reconstruction effectuée sous l’égide du CMBV – la version de 1724. L’intrigue en est fort mince : Issé, qu’un oracle a promise à Apollon, s’inquiète de son amour pour le berger Philémon, qui s’avère n’être autre qu’Apollon lui-même... A la veille du concert, on avouait quelque appréhension : cinq actes et un prologue sur un si pauvre argument, qui plus est en concert... On craignait l’ennui. Crainte vaine : d’une prodigieuse richesse, la musique de Destouches séduit aussitôt, enchaînant les airs (au point que, dans le prologue, seuls les derniers vers sont traités en récitatif « sec »), multipliant les effets instrumentaux (les deux petites flûtes sur bourdon de l’Air des nymphes, à l’acte I; les quatre flûtes annonçant le Sommeil du IV), jouant volontiers du contrepoint (superbe scène du Grand Prêtre face aux chênes parlants de Dodone), ne répugnant pas aux intervalles pathétiques propres à la tragédie lyrique (« Sombres déserts » d’Hilas, à l’acte III) et déchaînant des danses dont la puissance rythmique annonce clairement Rameau (celles de l’acte III, notamment, et la grande chaconne finale). Les monologues d’Issé envoûtent particulièrement (« Heureuse paix, tranquille indifférence » à l’acte I, « Funeste amour, ô tendresse inhumaine » au IV), tandis que, si les trois scènes de ménage opposant Doris à Pan sont un peu répétitives, leurs duos pimpants allègent agréablement l’atmosphère.

Il faut dire que l’enthousiasme avec lequel Les Surprises redécouvrent cette belle endormie est communicatif : même si leur petit effectif (une vingtaine de musiciens dont certains jouent de plusieurs instruments) ne saurait refléter celui de l’Académie royale du XVIIIe s., leur brio, leur virtuosité, leur justesse et leur entrain emportent la conviction haut la main (mention spéciale aux percussions et bruitages follement inventifs – et sans doute d’époque – de Joël Grare). Superbe direction de Louis-Noël Bestion de Camboulas, réussissant de merveilleux enchaînements (bravo au continuo), sachant parfaitement mettre en valeur cette langueur sensuelle qui semble propre à Destouches, tout en profitant de la moindre occasion dramatique pour corser le propos (lors des affrontements d’Issé avec Hilas et Philémon).

La distribution vocale convainc un peu moins. Le petit chœur de six chanteurs, relégué en fond de scène et souvent contraint de chanter à une voix par partie, peine à trouver ses marques en début de soirée. Côté sopranos, le phrasé émouvant et soigné d’Eugénie Lefebvre (Issé) fait oublier ce que son timbre a de trop mat, tandis qu’au contraire les éclats et couleurs de Chantal Santon (Doris, sa confidente) ne dissimulent qu’en partie le désordre de son émission. Même constat chez les barytons : le style de Matthieu Lécroart (Pan), plein de verve et de bonhomie mais manquant de précision, contraste avec celui, ciselé et musical mais parfois un peu terne, d’Etienne Bazola (Hilas, amoureux transi d’Issé). Seul véritable point noir : la haute-contre mal dosée de Martial Pauliat qui claironne à tue-tête (et, durant la première partie, avec pas mal d’aigreur) sans paraître s’adresser à personne ni trop savoir ce qu’il chante – on déplore que des moyens naturels apparemment si considérables soient ainsi gâchés par manque de sensibilité ou de technique. Finissons sur une note positive pour applaudir, parmi les rôles secondaires, le noble Grand Prêtre de David Witczak et le tendre Berger de Stephen Collardelle.

Car, en dépit de quelques incertitudes vocales (qui auront sans doute été corrigées lors des reprises prévues à Versailles et Pontoise, en octobre prochain), cette résurrection ne sentant pas du tout l’école nous a procuré un si vif plaisir qu’on espère de tout cœur un enregistrement.

O.R.


Photos : Luc Jennepin