Pour cette œuvre difficile, dont le hiatus de ton et de rythme entre les deux parties constitue une gageure tant musicale que théâtrale, le Festival d’Aix-en-Provence a mis de son côté de beaux atouts, à commencer par une distribution de choix. Mais la fête n’est pas au rendez-vous, comme on l’aurait pourtant souhaité pour cette production inaugurale de la dernière édition du Festival placée sous la direction de Bernard Foccroulle.

Dans le rôle-titre, Lise Davidsen frappe par des moyens d’une ampleur impressionnante ; elle séduit toutefois bien plus par son art de la nuance (qui l’amène à des pianissimi eux aussi impressionnants) que par des aigus souvent tranchants, voire saturés, empêchant cette rondeur du son et ce galbé de la phrase qui donneraient à son Ariane un relief plus émouvant. Eric Cutler fait montre d’une aisance crâne en Bacchus, jamais forcé, comme naturel : un plaisir rare. On attendait évidemment la Zerbinetta de Sabine Devieilhe, qui ne déçoit pas, bien au contraire : jamais pointue, se jouant des difficultés de sa partie, elle en fait couler les coloratures et suraigus comme une cascade d’eau fraîche. Quant à Angela Brower, elle est un Compositeur (-Compositrice, car la mise en scène lui fait échapper au travesti) touchant ; son timbre clair en souligne la vulnérabilité, moins combative que blessée par les assauts faits à son œuvre. Tous les autres personnages croquent leur partie vocale avec gourmandise (presque trop avec le Laquais très sonore de Sava Vemic), du Maître de musique de Josef Wagner (solide, d’autorité) au Maître à danser de Rupert Charlesworth (tout de souplesse et de vivacité, et qui s’amuse apparemment au personnage – très appuyé – de grande folle en talons hauts que la mise en scène a choisi pour lui), en passant par les Italiens et les Nymphes. En fosse, après une entrée en matière où l’acoustique de l’Archevêché fait sonner bien mat et étriqué l’Orchestre de Paris, Marc Albrecht trouve peu à peu la voie d’un son plus félin (superbe prélude chambriste pour l’acte « Ariane »), plus nourri, radieux même, et privilégie une narration alerte.

D’où vient alors que malgré ces qualités cumulées la soirée s’éternise ? Que l’Ariane de Davidsen ne suscite pas l’empathie, que la Zerbinetta de Devieilhe passe son air sans qu’on en mesure le fond du propos, que la chanson d’Arlequin (pourtant impeccable Huw Montague Rendall) soit sans impact – bref, que les personnages n’existent pas ? (Quel dommage, d’ailleurs, quand tant de moments, par exemple les sorties de « scène » de Zerbinetta et Arlequin soudain ramenés à leurs disputes sentimentales, prouvaient une réflexion approfondie sur la dramaturgie). D’une fausse bonne idée : celle de la mise en scène de Katie Mitchell – qui, fidèle du Festival, faisait ici ses débuts à l’Archevêché. En osant une certaine littéralité (la représentation dans la représentation), la Britannique nous réjouit d’abord : le décor unique de Chloe Lamford, représentant le salon du mécène qui a commandé au Compositeur son opéra et va décider de lui adjoindre, « en même temps » (à ce « gleichzeitig » traduit par le surtitrage, on sent les rires du public désormais nourris d’un tout autre contexte…), un intermède de Bouffons italiens, se voit peu à peu transformé sous nos yeux pendant le prologue (déménagement du mobilier et de la décoration, préparatifs de la régie, création de l’espace de jeu…) et, pour l’acte qui suit, est le lieu de ce « théâtre dans le théâtre » où la Prima Donna, le Ténor et tous leurs collègues jouent Ariane à Naxos devant le mécène et sa femme (deux acteurs ajoutés au cast pour l’occasion). On crie d’abord bravo, avant de se voir poursuivi par une accumulation de contrechants scéniques (chacun s’affaire selon un mécanisme d’ailleurs brillamment réglé) qui détourne parfois l’attention des nœuds primordiaux de l’action musicale, voire la complique inutilement (pourquoi le mécène et sa femme ont-ils échangé leurs habits après l’entracte, lui désormais en robe et elle en costume ? pourquoi ces clones d’Ariane qui déambulent auprès d’elle ? pourquoi d’ailleurs donne-t-elle naissance à un petit Bacchus ?). Surtout, la bonne idée contient son propre piège (lequel se referme cruellement sur le Compositeur, condamné à diriger son œuvre en représentation pendant tout l’acte « II », en doublon inutile – quoique joliment gestualisé – du « vrai » chef en fosse) : plutôt que de leur offrir une nouvelle naissance sous la forme de personnages de fiction émancipés du prologue, la « représentation dans la représentation » crispe la Prima Donna, le Ténor ou Zerbinetta dans leur statut d’interprètes au travail. Foin de l’émotion, alors, foin de la relation intime au spectateur (diffractée désormais entre jeu pour le mécène, assis à jardin, et jeu pour le public de l’Archevêché), foin même de la confiance en l’œuvre : en nous montrant Zerbinetta impatiente d’entrer en scène et s’ennuyant plus souvent qu’à son tour aux jérémiades d’opera seria de sa consœur, Katie Mitchell prive à la fois Ariane de sa dimension poignante et Zerbinetta de son épaisseur féministe (un comble !), laquelle ne saurait provenir que de sa rencontre avec Ariane-personnage, et pas de son observation d’Ariane-interprète… D’où un « Grossmächtige Prinzessin » tout fade en scène, sans vérité intérieure, comme les interventions des Italiens sans verve véritable, puisqu’ils se forcent à « faire drôle » en sachant apparemment que c’est perdu d’avance. D’où un duo final Ariane-Bacchus que l’on se surprend à trouver bien long… tout comme le mécène et sa femme, auxquels la production prête des commentaires (parlés) bien critiques devant cette œuvre qui les barbe. La représentation (sur scène) aura beau se refermer sur le feu d’artifice promis, celle dans l’Archevêché se clôt dans une ambiance assez terne, prisonnière du procédé de départ. Or Ariane à Naxos, et notamment tout son acte éponyme, n’est jouissif qu’à condition de se libérer de son cadre premier, de laisser les personnages prendre vie et épaisseur (Zerbinetta) et se muer en figures sublimées (Ariane et Bacchus). Ici, nous assistons plutôt à Ariane chez le mécène, ce qui nous vaut quelques savoureuses rencontres vaudevillesques au prologue, mais rétrécit considérablement l’horizon de Naxos.

C.C.

A lire : notre édition d’Ariane à Naxos / L’Avant-Scène Opéra n° 282


Lise Davidsen (Ariane). Photos : Pascal Victor / artcompress