Pour construire sa vision de Don Giovanni, David Marton a pris « quelques » libertés avec l’œuvre de Mozart, et non des moindres. L’épilogue est purement et simplement supprimé et l’opéra se termine ici par le suicide du héros s’ouvrant les veines avec le rasoir que vient lui apporter son double adolescent, tandis que la voix du Commandeur invisible (comme dans la scène d’ouverture) lui prêche la repentance. Le metteur en scène supprime aussi quelques récitatifs, sinon leur accompagnement, et les transforme en quasi-dialogue. Il substitue çà et là aux surtitres un texte contemporain de l’auteur allemand Thomas Melle (Die Welt im Rücken) sur la perte d’identité et l’étrangeté à soi, que le rôle-titre reprend au deuxième acte, enfermé dans une tour de bouillonnés vénitiens. Si l’on peut accepter le jeu avec les silences, les bruitages et les coupures, le parasitage de l’air du Champagne est en soi un scandale car il fait fi de l’interprète et de sa performance. Le sextuor du deuxième acte se résout ainsi derrière un rideau en coulisses, gommant le petit air de la fuite de Leporello ; qui ne connaîtrait pas l’opéra de Mozart aurait bien du mal à comprendre ce qui se passe exactement lorsque Don Giovanni et son valet échangent leurs vêtements et leurs identités, puisque Leporello courtise Donna Anna à visage découvert. De fait, la mise en scène oscille en permanence entre ironie – le vieillissement progressif de Don Ottavio pendant l’air de Donna Anna ou son deuxième air transformé en numéro de music-hall – et le jeu sur le deuxième ou troisième degré – Leporello dirigeant l’ouverture sur sa chaîne stéréo ou soufflant à un Don Giovanni asthénique les récitatifs de la deuxième scène. Quelques-uns de ses traits d’humour ne fonctionnent pas mal mais ceux intrinsèques à l’œuvre ont souvent disparu. Le résultat déconcerte et fascine tout à la fois, sans doute à cause de la richesse et de la densité des images et du jeu de suggestions dont abonde la dramaturgie, avec sa lecture multiple d’un mythe dont elle ne ce cesse de suggérer l’épuisement. L’impressionnant décor, entre palais classique et parking de béton brut où s’étiole un Don Giovanni exsangue sur son lit à baldaquin, crée un climat délétère et mystérieux et se révèle, malgré sa laideur initiale, propice à d’étonnantes transformations.

Si le Leporello de Kyle Ketelsen s’impose par la beauté et la richesse de sa voix puissante, le Don Giovanni funambulesque et dansant de Philippe Sly, plus léger de timbre mais d’une expressivité subtile, impressionne par sa capacité à passer sans solution de continuité de l’excitation la plus délirante à des langueurs de mourant exténué. Malgré des aigus un peu durs, Eleonora Buratto s’affirme comme une Donna Anna de très haut vol tandis qu’Annette Dennefeld, en Donna Elvira enceinte, laisse entendre quelques incertitudes dans l’intonation et un vibrato un peu large. Piotr Micinski est un Masetto honnête – devenu le médecin de Don Giovanni – mais un peu âgé pour le rôle, tandis que la Zerlina de Yoko Yanagihara, transformée en infirmière, gâte un peu « Batti, batti » par manque d’expressivité mais se rattrape dans « Vedrai, carino ». Le timbre un peu métallique et la bravoure de Julien Behr apportent une touche de virilité bienvenue à Don Ottavio, dont la mise en scène suggère de façon fugace une certaine complicité avec Don Giovanni. Le Commandeur d’Attila Jun compense largement son absence scénique par un volume vocal exceptionnel. Après avoir laminé tout contraste dans l’ouverture par des tempi forcenés, Stefano Montanari revient progressivement à une agogique plus raisonnable et sa lecture retrouve finalement un équilibre satisfaisant entre dramatisme et chant.

La production se taille un succès plutôt inattendu, eu égard aux infidélités et aux relatifs excès d’une mise en scène un peu trop intellectualisée mais finalement assez stimulante dans son irrespect et ses extrapolations.

A.C.

A lire : notre édition de Don Giovanni / L’Avant-Scène Opéra n° 172


Photos : Jean-Pierre Maurin