Malgré une belle distribution et l’atout majeur de la baguette d’Esa-Pekka Salonen, les Gurrelieder de Schönberg ont été victimes de l’acoustique redoutable de la Basilique de Saint Denis. On le sait bien pour l’avoir expérimenté maintes fois, elle est désastreuse pour l’orchestre symphonique et ce, dès les premiers rangs (on avoue n’avoir pas fréquenté depuis longtemps ceux du chœur, tout au fond, ayant fini par renoncer à la bouillie qu’on y percevait). Certaines orchestrations y passent un peu mieux – celles qui sont construites sur la ligne plus que sur la masse –, d’autres s’y noient. Pourtant, malgré ces préventions, comment résister à l’appel de l’œuvre et à la direction de Salonen, qu’on sait là dans son élément ? Déception, car, à l’évidence, les Gurrelieder auront ce soir souffert particulièrement du monstre architectural édifié par Suger et ses successeurs.

C’est qu’il faudrait à ces voûtes des dispositions spécifiques à chaque œuvre, comme quand Gardiner, pour les Vêpres de Monteverdi l’an dernier, avait disposé ses chœurs en quinconce, pour croiser le son, et ses solistes un peu partout dans la nef et même dans l’orgue. Or l’estrade proposée uniformément aux grands ensembles orchestraux, plate comme la main, est une option malheureuse : la barrière des cordes absorbe trop souvent le son des bois situés derrière, là où un étagement de plans successifs permettrait une projection du son autrement spatiale. En outre, vu la hauteur du plancher de bois par rapport au sol de pierre de la nef, deviner de sa chaise le jeu instrumental des deux tiers de l’orchestre derrière cet écran compact de cordes laisse chaque fois sur sa faim. Eh quoi : le concert, n’est-ce pas regarder aussi ? Or ce soir, on en a rajouté, faute de place, en raison des effectifs de l’ouvrage. Ainsi, placer les chœurs masculins dans le narthex, étroit, coupé de la nef et ouvert vers le haut au delà de l’arc qui le ceint, c’est jouer avec l’impossible ; s’ils demeurent encore assez distincts dans les parties articulées et de peu de puissance, ils ne sont qu’infâme brouet sonore dans les nombreux forte. Et ne pas fermer cet arc d’un panneau, c’est casser le renvoi de l’orchestre, en parfaite méconnaissance des impératifs du son dans un tel lieu. Reste alors à croire au miracle, espérant que le chef saura recréer les équilibres requis.

Hélas, Salonen, qui avait prouvé à Pleyel, voici quatre ans, sa maîtrise de la phrase schönbergienne, n’a pas réussi à trouver ici la juste mesure. L’aigu du ténor qui s’époumone, le grave du soprano qui, mozartienne plus que postromantique, ne peut affronter l’ambitus requis disparaissent trop souvent dans le souffle instrumental, le Philharmonia Orchestra sonne massif là où on l’attend cristallin, l’architecture de l’œuvre semble parfois partir dans l’inconnu… Certes, les nombreux passages où l’écriture distille légèreté et transparence sont admirables, en particulier les interludes – comme cette réponse des bois aux cordes à l’introduction du 3e chant de Tove, en un jeu d’une tendresse infinie, ou avant le 4e chant de Waldemar, d’un apaisement profond. L’impact des passages évoquant les poèmes symphoniques de Strauss, les somptueux écroulements sonores de la deuxième et surtout de la troisième parties sont aussi d’une maestria infinie. Reste que l’ensemble laisse trop souvent insatisfait lorsque chant et orchestre sont confrontés.

Pourtant, depuis Pleyel, l’équipe est pratiquement inchangée – et elle y faisait ses preuves… Nouvelle, remplaçant Alwyn Mellor (une Brünnhilde désormais), Camilla Tilling affiche des aigus ravissants qui sont, dans son dernier lied, comme un offertoire de beauté, de tendresse et d’amour (et sur quel tapis de cordes !), Tove d’une sensibilité rare par rapport aux usages. Dommage qu’elle s’efface ainsi pour le bas de sa tessiture. Nouveau aussi dans l’équipe, le chant sonore et mâle de David Soar pour le Paysan. On retrouve en revanche un Robert Dean Smith dont le timbre paraît épargné par le temps et qui a, lui, l’ambitus requis, même si le haut de la tessiture disparaît. Mais la réverbération du lieu vient immédiatement à bout de son intelligibilité. Son apostrophe à Dieu, sa harangue à ses vassaux arrivent cependant à paraître enfin intelligibles, au delà d’une colère impossible à projeter. De fait, comme Tilling, il a la sagesse de ne pas forcer ; mais le dernier chant de Waldemar sera alors comme inexistant. Ce qui ouvre un boulevard à Michelle De Young, voix imposante, certes, trop vibrée, très maniérée, trop opératique cependant, mais qui offrira au chant de la Colombe comme une évidence, dont l’épisode final, proche des imprécations d’Ortrud, laisse pantois. Retrouvé encore, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, au chant de diseur magnifique et à la malice faciale confondante. Ajoutons Barbara Sukowa, dont le maniérisme d’aigu façon gamine immature ne s’impose pas vraiment dans le magnifique exorde du Récitant.

On sera finalement resté partagé entre ces instants magnifiques et ces épreuves sonores irritantes, sans avoir reçu ce soir l’interprétation absolue, magnétique qu’on espérait. Ah, Saint-Denis !

P.F.