Heureux printemps que celui qui éclot sous le signe de Francesca da Rimini ! La Scala avait oublié le chef-d’œuvre de Riccardo Zandonai depuis 59 ans, époque glorieuse lorsqu’une tout autre génération – celle de Magda Olivero et Mario Del Monaco, sous la fougueuse houlette de Gianandrea Gavazzeni – se plaisait encore à darder ses aigus dans un Moyen-Âge opulent de rideaux et carton-pâte. Une si longue absence se justifie peut-être par un problème d’interprétation : car, si la partition n’a rien perdu de son intérêt – et on la considère aujourd’hui comme l’un des piliers du modernisme italien –, que faire en revanche de l’esthétisation verbale et scénique de la tragédie de D’Annunzio ? La réponse semble venir de l’excellente nouvelle production présentée à Milan, qui élude visiblement le problème et préfère analyser d’autres aspects, d’autres facettes de l’œuvre.

Si l’on applaudit la réussite de ce spectacle, c’est avant tout grâce à l’extraordinaire palette expressive que l’Orchestre maison déploie sous la direction de Fabio Luisi – lequel, d’une production à l’autre, se confirme désormais comme une référence dans l’interprétation du Novecento européen. On retrouve certes chez Zandonai toute l’influence d’un wagnérisme parfaitement assimilé, depuis la juvénile guirlande de voix féminines qui ouvre l’action avec toute la fraîcheur et la spontanéité des filles du Rhin, et surtout l’impact fracassant des avant-gardes françaises et allemandes, empreint d’un descriptivisme iridescent et d’un impact sonore massif et tellurique. Mais tout ceci ne saurait expliquer – voire épuiser – la modernité d’une écriture fortement idiomatique et longuement méditée, dont Luisi valorise transparences et finesses instrumentales tout comme la densité émotionnelle qui gagne le plateau et explose de façon irrésistible : si les vagues montantes du grand duo du troisième acte sont parfaitement maîtrisées jusqu’à une conclusion diaphane, lumineuse, sublimée au moment de l’étreinte fatale, tout le dernier acte se fonde sur l’alternance de pleins et de vides, de clairs-obscurs, de vigueur martiale et d’oppression cauchemardesque, et, finalement, d’allègements progressifs dans les demi-teintes crépusculaires de l’introduction à la dernière scène, prélude à une catastrophe presque souhaitée, convoitée, voulue. Tout le Moyen-Âge de D’Annunzio, mais surtout de Zandonai, est là : dans ce jeu d’ombres oppressantes et d’aveuglantes lumières, d’atmosphères, de températures dramaturgiques savamment atteintes et subitement abandonnées, dans une mobilité harmonique qui traduit une inépuisable inquiétude existentielle.

On est alors séduit par le drame, grâce aussi à une distribution vocale toujours en mesure de souligner les expansions mélodiques des passages plus lyriques, s’intégrant toutefois à un flux narratif sans césures ni discontinuités. Maria José Siri, que le public de La Scala avait déjà applaudie en Butterfly le 7 décembre 2016, aborde le rôle écrasant de Francesca avec générosité, courage et détermination, bénéficiant de moyens d’une rare homogénéité, solidité, éclat. On recherche en vain, toutefois, non seulement un phrasé plus accompli, mais surtout un engagement, sacrifié ici sur l’autel d’une discipline remarquable, voire une idée d’interprétation qui dépasse la simple lecture musicale. Voilà pourquoi elle compose un portrait tout compte fait fiable, dépourvu d’une emphase aujourd’hui dépassée, mais aussi d’émotion : le temps lui permettra peut-être de mûrir sa vision de l’œuvre. Son Paolo, l’argentin Marcelo Puente, a le mérite de conjuguer vaillance et souplesse, héroïsme et ductilité : au cours du long duo du troisième acte, le vibrato trahit la fatigue, mais il garde toujours la capacité d’assurer la rondeur et l’élégance de la tournure des phrases, jusqu’à un « Inghirlandata di violette » soutenu par un souffle parfaitement maîtrisé.

Véritable point fort de la soirée s’avère alors la pléthore des autres personnages, qui comme d’habitude sont distribués de façon excellente. Difficile d’imaginer mieux pour les deux autres frères Malatesta. Extraordinaire baryton grand-seigneur, Gabriele Viviani incarne un Gianciotto imposant et terrible, plein d’une énergie inépuisable – et d’une dignité, d’une autorité qui pour une fois ne laissent jamais la place à une brutalité animalesque. Et si possible encore plus saisissant est le Malatestino de Luciano Ganci, qui n’est nullement l’enfant pervers souhaité par le texte mais un homme – mieux, un héros méprisé qui devient venimeux et rancunier à cause des blessures que Francesca lui inflige. Le registre aigu lumineux, le phrasé percutant et la subtilité des nuances l’aident à composer le portrait le plus réussi du spectacle. Dans la maison des Da Polenta se signale la belle musicalité de la Samaritana d’Alisa Kolosova, avec l’important Giullare d’Elia Fabbian, le perfide Ser Toldo de Matteo Desole et l’insinuant Ostasio de Costantino Finucci ; chez les Malatesta, l’émouvante Biancofiore de Sara Rossini, à côté de Valentina Boi (Garsenda), Diana Haller (Altichiara) et Alessia Nadin (Adonella) ; nouvelle Brangäne, la Smaragdi de Idunnu Münch impressionne pour le physique du rôle, moins pour une voix trop légère et sans mystères.

La nouvelle mise en scène, signée par David Pountney trouve l’équilibre entre tradition et modernité, illustration élégante et réflexion approfondie sur l’œuvre. L’imposante machina du décor, imaginée par Leslie Travers, plonge l’action dans un microcosme immaculé, dominé par un buste féminin morbidement détendu : les costumes de Marie-Jeanne Lecca répètent la candeur d’un gynécée que seul la présence du Jongleur risque de perturber. Qui plus est, ces jeunes filles en fleur, au début, sont en train de peindre : solution méta-théâtrale très raffinée, dès que le ménestrel se glisse derrière les encadrements, comme pour mettre entre guillemets non seulement sa figure médiévale, mais aussi la recherche musicale de Zandonai, avec ses souvenirs d’un pezzo chiuso (« Or venuta che fue l’alba del giorno ») et d’un paysage sonore finement recréé par la viola pomposa. Avec sa « rottura in petto », l’intervention du Jongleur s’avère par ailleurs une précieuse mise en abyme de la tragédie à venir : voilà pourquoi il sera tué par Ostasio – et pieusement recouvert des « pièces d’écarlate » qui laissent imaginer d’autres violences, bien plus outrées. Le changement de décors à vue entre les deux premiers actes clarifie la proposition : comme Francesca perd sa virginité et assume une lourde robe noire, tout l’espace blanc est transpercé de piques noires et laisse la place aux architectures minérales dont se complaît l’imaginaire belliqueux masculin. La rupture, l’absence d’équilibre entre deux visions du monde opposées et inconciliables transforment le plateau en champ de bataille, où gisent les décombres de la vie et de l’art : de Francesca et Paolo, tout comme de D’Annunzio et Zandonai. Toujours lisibles et pourtant très recherchés, on y retrouve des hommages aux accessoires Arts & Crafts et à l’élégance de figures féminines issues de la peinture préraphaélite, la somptuosité de textures inspirées par les robes de Mariano Fortuny à côté d’uniformes fascistes stylisés, et encore l’exaltation futuriste de la guerre et le biplan du raid du Vate à Vienne. Et l’on garde surtout à l’esprit un immense volume fleuri d’enluminures, lit marital dont Francesca tourne les pages de gaze jusqu’à la dernière : elle y mourra avec son beau-frère, une rose à la main, avide d’un destin d’éternité que le récit lui assure, autant que la scène.

G.M.

Notre édition de Francesca da Rimini : L’Avant-Scène Opéra n° 259.

Photos : Brescia / Amisano – Teatro alla Scala.