Bien sûr, Paris a connu des Elektra de légende. Sans remonter à Germaine Lubin, les représentations des années 1974/1975, époque Liebermann, entre Karl Böhm, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Christa Ludwig ou Astrid Varnay, Tom Krause ou Hans Sotin, ont marqué définitivement tous ceux qui purent les entendre. C’est qu’elles étaient, au delà du génie propre à chacun de ces interprètes historiques, le produit d’un travail commun initié dès 1965 à l’Opéra de Vienne, avec l’aide de Wieland Wagner, et repris maintes fois jusqu’à ces représentations parisiennes. Depuis, on est resté, malgré quelques grands noms (de Behrens à Jones et Polaski, de Westbroek à Meier, d’Ozawa à Dohnanyi), très nettement en dessous de ces soirées absolues – et pas seulement à Paris, en fait. Saluons alors nos souvenirs précieux de Genève et d’Orange (Jones et Rysanek), et, seule à atteindre, de façon totalement différente, le même Olympe, l’Elektra d’Aix-en-Provence de 2013 qui associait Chéreau en son ultime grand-œuvre, Salonen à son plus éclairant et une distribution inspirée. On attendait donc avec bien plus que de la curiosité l’écrin que Mikko Frank allait offrir, avec son Orchestre Philharmonique de Radio France, à Nina Stemme, la meilleure fille d’Agamemnon d’aujourd’hui, face à une Philharmonie bondée. Est-il indécent de dire qu’en ce soir, on n’a pas tout à fait atteint le même niveau ? Certes... car rares sont pourtant les Elektra qui nous auront fait vibrer ainsi.

Passée la scène parfaitement composée des Servantes, toutes fortement individualisées (la première, Bonita Hyman, la troisième, Valentine Lemercier, et la Surveillante d’Amélie Robins, particulièrement remarquables), l’apparition de Nina Stemme inquiète un peu. Timbre gris, visage terreux : pour la soprano suédoise, la forme des grands soirs n’est pas là. Mais à l’évocation du nom paternel, le timbre se colore peu à peu, le sourire se fait complice, la silhouette se met à danser doucement, s’intégrant au rythme de l’orchestre que Mikko Frank emporte déjà au sommet. Les aigus dardés s’imposent enfin et le chef, jusque là assis, se lève et danse à son tour, subjuguant un orchestre qui ne demande qu’à le suivre. Moment étonnant et premier sommet d’une soirée de feu où le théâtre se crée par la seule densité expressive du chant et le soutien parfait d’un chef qu’on sait irrésistible et qui s’attache ici à donner à l’écriture straussienne toute sa nature viennoise, entre balancement permanent et clarté d’un tissu irradiant. Jamais on n’aura tant entendu les prémices du Chevalier à la rose dans cette tragédie qui n’y perd pour autant rien de sa puissance dévastatrice.

Paraît Gun-Brit Barkmin, qu’on avait croisée sidérante Marie de Wozzeck à Zurich, et qui n’a recueilli que des vivats pour sa récente Salomé de Verbier. Face à sa sœur défaite, obsédée par son intériorité, sa Chrysothémis est expressionniste avant tout, poupée démodée au visage trop fardé, au regard d’une innocence de victime : aigu percutant aussi, avec un petit vibrato très bien tenu, moyens conséquents. La scène tourne aussitôt au monumental, tandis que le chef allège pour mieux sonner, vibre pout mieux assommer. C’est que ces deux dames-là ne s’en laissent pas conter en matière de présence et d’impact. L’apparition de Klytämnestra conclut cet affrontement : l’exacerbation retombe, la tension s’installe. Waltraud Meier, qu’on n’a pas revue en ce rôle depuis Aix-en-Provence et Paris en 2013, a toujours le même port royal, la même domination de la volonté. Pas d’oripeaux de scène, pas d’excès – au contraire, la leçon de Chéreau a été gardée. La voix a vieilli, le grave est de moins en moins sonore, l’aigu demeure, le timbre est intact, la femme perturbée s’impose à nouveau face à une fille qui change du tout au tout, devient bonasse, servile presque, pour tendre ses rets, jusqu’à l’explosion quand elle tient enfin sa mère à la merci de son propre vouloir. Là encore, confrontation magnétique, qui redonde dans la violence des rapports des deux sœurs. Séduction chez l’aînée, horreur de moins en moins contenue chez la cadette. Matthias Goerne semble alors par contraste presque trop normal dans cet univers d’hystériques : calme, retenu, voix sombre de plus en plus mate, il serait presque absent. De ce fait, la scène de la reconnaissance est moins forte que ce qu’on entendit ailleurs, même si Stemme s’y transforme en vraie diseuse – mais sans que ses « Orest » nous tirent des larmes. Les petits rôles sont parfaits.

Même si l’Ägisth de Norbert Ernst, sonore sinon superbe, ne s’inscrit pas au niveau de délire requis, peu importe, le maelström se transforme en saturation, Stemme se défonce, tous aigus dehors, Barkmin en fait autant, Franck danse, l’orchestre se lèverait comme lui s’il le pouvait et le tourbillon Strauss gagne par KO une fois encore. La salle coupe le silence qui n’a pas le temps de se faire d’un long hurlement, un spasme presque, qui dit l’ébranlement qu’une grande Elektra peut provoquer. Une superbe soirée, unique. Pas tout à fait du niveau de nos souvenirs, écrivions-nous en préambule ? Certes, mais on s’interrogeait en applaudissant à tout rompre sur ce qu’elle donnerait si on en nous proposait une série continue, et que dix ans durant cette équipe travaille et retravaille sa lave pour que ce volcan nous anéantisse chaque fois un peu plus encore .

P.F.