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Serena Malfi (Dorabella) et Ana Maria Labin (Fiordiligi).

 

Les trois âges de la séduction

Après Les Noces de Figaro (présentées à Versailles en janvier 2016) et Don Giovanni (en mars dernier), voici donc le dernier volet de la trilogie Da Ponte-Mozart… devenue ici la « trilogie Mozart-Minkowski-Alexandre ».

Conçue comme telle, cette triade de productions créées au Drottningholm Slottsteater de 2015 à 2017 harmonise les trois ouvrages dans une même scénographie signée Antoine Fontaine. Son théâtre dans le théâtre (de tréteaux) est aussi léger à l’œil qu’à l’esprit : l’espace ouvert est cloisonné de seuls voilages flottants, le concept est traité avec liberté, parfois serré de près, parfois boudé. Sa beauté est celle des objets anciens dont la patine raconte une vie : le bois domine, sous les lumières chaudes et fragiles, façon bougie, de Tobias Hagström Stahl ; quelques stigmates de manuscrits anciens sont imprimés sur les voilages, comme une mémoire revisitée. Et son classicisme se veut avant tout sensuel : superbes costumes aux nuances épicées. Surtout, cette trilogie propose une chronologie : celle d’un jeune Chérubin assoiffé de conquêtes, devenu à l’âge adulte un insatiable Don Giovanni pour finir, au crépuscule de sa vie, en Don Alfonso revenu de l’amour et de ses duperies.

Justifiée tant par l’homogénéité de conception de la Trilogie elle-même (créée de 1786 à 1790) que par son esprit pluri-facettes mêlant farce moliéresque, marivaudage doux-amer et tragédie semi-parodiée, de même que par sa triple lecture du désenchantement des sens (désamour dans les Noces, quête éperdue de Don Giovanni, sincérité invivable dans Così), la vision d’Ivan Alexandre s’appuie sur le retour de certains interprètes d’une production à l’autre et sur une direction d’acteurs pleine de vie, de justesse, de sensibilité. Elle sait aussi jouer avec le public : on frôle, cette fois, le happening côté plateau – le continuo de Luca Oberti, éloquent et plein d’humour, frôle, lui, le trop-plein de clins d’œil à force de glisser un peu des Noces ou du Don dans son propos. Quant aux deux questions-clés de Così (les ont-elles reconnus ? se sont-ils réconciliés ?), la mise en scène en laisse intelligemment les réponses ouvertes. D’abord assumé à plein avec de superbes et drolatiques costumes et postiches de Turcs à la pilosité généreuse, le travestissement est peu à peu allégé, les barbes puis perruques, abandonnées ; les regards que Fiordiligi et Dorabella posent alors sur les deux hommes sont-ils clairvoyants ou simplement séduits ? Ouverte aussi, la fin : la recomposition des couples initiaux ne se clôt pas dans une réconciliation artificieuse mais ouvre sur une dispute mimée pendant les dernières mesures de la musique, laissant entrevoir que rien n’est joué.

Ce Così de théâtre électrique paraît parfaitement convenir à l’esprit du plateau vocal réuni, adapté quant à lui aux dimensions idéalement mozartiennes de l’Opéra de Versailles. L’Alfonso (ex-Giovanni) de Jean-Sébastien Bou manque certes un peu d’assise dans le grave, mais il déroule avec subtilité une présence discrète, jamais caricaturale : expérimentateur-spectateur de ce jeu des infidélités qu’il a provoqué, il ne semble pas complètement cynique ni indifférent. Comme s’il avait déjà passé le relais des prochains épisodes à Despina : la fringante Maria Savastano, projection piquante – non par sa couleur, jamais acide, mais par sa précision de fleuret –, format de lutin et énergie pêchue, compose une soubrette en culottes de Chérubin, comme si la Trilogie tout à la fois se bouclait sur elle-même et annonçait les temps nouveaux d’un amour libéré des codes passés. Entre eux deux, le quatuor des amants est d’une belle entente. Ana Maria Labin, déjà Comtesse dans les Noces puis Anna dans Don Giovanni, dessine une Fiordiligi d’une grande dignité et d’une vraie intégrité musicale, même si l’on pourrait rêver graves plus nourris ; elle parvient à distiller une émotion prenante. Timbre plus corsé, Serena Malfi (Dorabella) lui est une sœur parfaitement complémentaire. Anicio Zorzi Giustiniani compose un Ferrando d’une belle souplesse vocale, certes un peu éclipsé par un Robert Gleadow dont la projection carnassière et la présence scénique débordante, déjà appréciées en Figaro puis en Leporello, servent ici le côté jaloux et colérique de Guglielmo mais déséquilibrent un rien la balance générale. Laquelle néanmoins ne manque pas de moments de grâce et de nuances partagées.

En fosse, Marc Minkowski tranche dans le sens d’un pétillant presque fébrile : les tempi sont très vifs, les enchaînements, sans temps mort. Mozart swingue ou chaloupe, porté par une direction de chat tantôt matou, tantôt griffant. Tout cela bondit, fuse et court – au prix parfois de quelques incertitudes d’attaque ou d’un « Alla gloria militar » peu projeté (en octuor vocal). Les moments suspendus, par exemple le trio « Soave sia il vento », n’en paraissent que plus magiques, véritables parenthèses d’éternité soudain entrevue. C’est frais et poétique, sincère et inspiré : un Mozart vivant, joueur, aussi « divin » que fripon. On en regrette que la Trilogie n’ait que trois volets…

C.C.

A lire : notre édition de Così fan tutte / L’Avant-Scène Opéra n° 292


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Anicio Zorzi Giustiniani (Ferrando) et Robert Gleadow (Guglielmo, au sol).

Photos : Mats Backer