Salzbourg, en marche vers le présent

L’histoire, à Salzbourg, dès qu’on s’attache au Festival, n’est que mouvement perpétuel entre stagnation et renouveau. On fêtera ici en 2020 un centenaire mobilisateur – c’est déjà dans tous les esprits – pour célébrer hier et demain : entre mémoire des fondateurs et ouverture sur le futur, il conviendra de rassembler toutes les forces vives d’une manifestation qui demeure en matière de moyens et de rayonnement la première au monde. Mais – la stagnation l‘a déjà montré – le renouvellement et le mouvement – vers l’avant plutôt que vers l’arrière – ne peuvent se faire ici sans l’affirmation d’une volonté forte, marquante, pour être soudain historiques.

Après la glaciation qui marqua la fin du règne autocratique de Karajan vint la révolution Mortier qui, une décennie durant (1992-2001), devait faire entrer le Festival dans une modernité (programmation, mise en scène, interprétation) trop longtemps attendue, trop longtemps repoussée. Suivirent hélas des années de statu quo : certes, la qualité musicale demeurait au rendez-vous, mais sans que s’impose l’impression d’un projet inscrit dans l’Histoire. Après l’irruption de Harnoncourt, de Lulu, de Nono, du Saint François de Messiaen… les quinquennats de Peter Ruzicka et Jürgen Flimm sont restés peu flamboyants dans le souvenir, malgré l’événement Mozart en 2006, mémorable par la quantité plus que par la qualité. Ni Alexander Pereira, qui avait tant duré à Zurich et le fit si peu à Salzbourg – il aura finalement préféré La Scala – ni Sven-Eric Bechtolf, prestigieux homme de théâtre mais directeur dispersé qui pouvait penser que la Danaë de Strauss méritait de revenir sur son lieu de naissance, n’auront imposé une griffe ou un style. Un Festival prestigieux, mais en manque de souffle et au bord de la crise financière : c’était, depuis peu, l’image de Salzbourg. Le renouveau s’imposait, une fois de plus.

Il a dicté de confier de nouveau la direction artistique du festival à un musicien – mais pas seulement. Markus Hinterhäuser, certes pas un démiurge façon Karajan, est d’abord un pianiste de renom, naguère accompagnateur de Brigitte Fassbaender, complice des Arditi, aujourd’hui de Mathias Goerne. D’ascendance italo-allemande comme Busoni et passionné de modernité, il aura su imposer partout Cage, Ligeti, Scelsi. Mais l’interprète eut aussi, du temps de Mortier et avec sa bénédiction souriante, la responsabilité, avec Tomas Zierhofer-Kin, des programmes du Zeitfluss, un Festival dans le Festival qui présenta de 1993 à 2001 la modernité la plus avancée, de Nono aux créateurs contemporains. Parti en 2001 avec Mortier, revenu en 2005 pour prendre la direction de la programmation des concerts, il fut même directeur artistique du Festival par intérim durant l’été 2011, assurant la transition entre les mandats Peirera et Bechtolf pour succéder ensuite à Luc Bondy à la tête des Wiener Festwochen. Le temps, après Christoph Marthaler, de collaborer avec William Kentridge (leur Winterreise avec Goerne a parcouru le monde et vient de paraître en DVD) mais aussi Ivo van Hove (Obsession), Romeo Castellucci (un Orphée étreignant, repris à Bruxelles), Simon McBurney : la crème de la mise en scène ouverte, à l’inverse des oripeaux défaits du Regietheater qui règne encore à Bayreuth, Berlin ou Munich.

Fort de ces atouts d’artiste et d’organisateur, Hinterhäuser a construit pour Salzbourg – au moins sur le papier – une programmation de première saison proprement fascinante, justifiant qu’on revienne ici pour plusieurs jours et non pour une soirée d’exception dédiée aux seuls beaux sons d’une diva mondialement fêtée (c’est certes aussi le rôle du Festival de l’offrir à ses fans…). Pour se confronter à ce que la musique et l’opéra en particulier peuvent encore nous dire aujourd’hui : La Clémence de Titus, son Capitole incendié, son monarque attaqué, c’est aussi le reflet des attentats qui émaillent le monde ; Aida, avec son peuple nubien asservi, déplacé, c’est tout le drame des réfugiés qui ressort à nu ; Lear, c’est la solitude du pouvoir obsédé par sa propre folie – penserait-on à un certain président américain ?

Alors, si la tradition reste bien entendu présente – entre concerts des meilleurs orchestres du monde, ronde des chefs et des solistes les plus réputés (79 manifestations, pas moins) –, si, pour rassurer, on programme Anna Netrebko dans l’Aida dirigée par Riccardo Muti, si Ariodante, un produit « Cecilia Bartoli », est la reprise contractuelle estivale du Festival de Pentecôte, si I due Foscari est monté pour qu’une fois encore Domingo revienne, comme Lucrezia Borgia pour que Stoyanova et Flórez triomphent… la présence de cinq concerts d’hommage à Gérard Grisey et la juxtaposition de trois chefs-d’œuvre du XXe siècle (Lady Macbeth de Mzensk, Wozzeck et le Lear de Reimann), répondant au seul Mozart du programme (la trop mésestimée encore Clemenza di Tito), sont un coup de tonnerre et non le reflet d’un éclectisme opportuniste. Aux commandes scéniques, Andreas Kriegenburg, William Kentridge, Simon Stone et Peter Sellars, accouplés aux baguettes de Mariss Jansons, Vladimir Jurowski, Franz Welser-Möst et Teodor Currentzis : à l’évidence, comme du temps de Mortier, la réflexion sur le rôle de l’art est de retour, pour qu’il ne soit pas consommé de façon culinaire mais qu’il interroge à nouveau sur la vie de la Cité humaine.

Cinq ans de renouveau, c’est ce qu’on souhaite à Salzbourg, et l’on va en conter ici cet été quelques fragments qui diront si le pari est bien engagé. Le box-office, incontournable baromètre, aura entretemps révélé si ces prémices de renouveau ont trouvé leur public – renouvelé, lui, ou non.

Pierre Flinois