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Sebastian Holecek (le Messager des esprits), Michaela Schuster (la Nourrice), Ricarda Merbeth (l'Impératrice).

 

Au lendemain de sa nouvelle production des Gezeichneten, la Staatsoper de Munich reprend celle de La Femme sans ombre également signée Krzysztof Warlikowski et dirigée – comme en 2013 – par la baguette fascinante de Kirill Petrenko. Si les Stigmatisés ne resteront pas comme la plus grande réussite de Krzysztof Warlikowski, La Femme sans ombre marquera en revanche l’une de ses grandes réussites.

Il faut dire que l’œuvre de Strauss et Hofmannsthal est d’une construction parfaite, avec son mélange de mondes (celui des esprits et celui des humains), ses couples opposés mais en péril, ses épreuves initiatiques et sa meneuse de jeu. Et que sa partition ajoute à cette perfection théâtrale une flamboyance orchestrale et vocale qui en font l’un des derniers feux du post-romantisme tardif. Un chef-d’œuvre qui n’est pas pour autant facile à mettre en scène ni à diriger, tant l’ensemble peut parfois sembler, au delà de ses merveilles, touffu et même impénétrable à qui la découvre. Mais on n’est plus au temps de la défense, quand Karl Böhm après Clemens Krauss l’imposait de Vienne à Salzbourg, de New-York à Paris. L’œuvre est définitivement entrée au répertoire des grands théâtres – Munich faisant partie de ces scènes qui l’ont formidablement popularisée, sous les baguettes insignes de Keilberth et Sawallisch – et offre désormais de jouir de sa beauté quand les équipes à l’œuvre ont l’excellence requise. Ce qui fut bien le cas pour cette reprise, qui écrase de sa réussite la soirée qui l’a précédée.

Warlikowski en est le premier responsable. Sa mise en scène, d’une très grande lisibilité, se refuse à trop sacrifier à ses tics récurrents et s’installe à merveille dans les décors imposants de Malgorzata Szczesniak, qui mélangent avec élégance un monde de panneaux de bois sombre, séjour impérial d’une modernité design, et un monde de murs carrelés de blanc, plus matérialiste avec ses références à l’univers du Bauhaus, en permettant toutes les oppositions et toutes les imbrications par le seul jeu de mouvements desdits panneaux. En débarrassant l’action de l’anecdote trop typée (Barak reste un teinturier mais ses machines automatiques n’ont rien à voir avec les souks d’Orient, tout comme les chaises longues de cuir de l’Impératrice ne renvoient en rien aux diaprures et voilages d’une tradition décorative surannée), le metteur en scène polonais ne l’actualise guère que dans son aspect premier, sans lui faire rien perdre de sa poésie (avec les éclairages de Claude Bardouil et les apports vidéo de Denis Gueguin, complices attitrés de ces ambiances étranges et magnifiques) ou de son onirisme, comme le permettent ces têtes de faucon affublant les enfants à naître, ou ce Keikobad vieillard cassé en deux qui parcours la scène des épreuves de l’Impératrice d’une présence mystérieuse. La direction d’acteurs, toujours aussi précise et foisonnante, ajoute sa dimension d’évidence à des personnages qui n’en sont pas moins des archétypes. Admirablement campées, la Nourrice et la Femme de Barak dominent le jeu d’une présence forte. Mais personne ici n’est laissé pour compte, même si l’Empereur ou l’Impératrice sont moins passionnants – ou investis. Intervient à ce niveau la personnalité des interprètes.

Presque entièrement renouvelée, la distribution est d’un haut niveau même si elle n’atteint pas celui de la légendaire équipe de Böhm ou les perfections de l’équipe Solti au disque. Musicalement, la Teinturière d’Elena Pankratova est somptueuse. Assez décevante en Vénus (Tannhäuser) ici-même voici deux mois, elle s’affirme comme une des meilleures interprètes de ce rôle particulièrement redoutable. De la splendeur de ses registres à la prise en charge de sa détresse, tout devient peu à peu mémorable. Le Barak de Wolfgang Koch offre pour sa part ses habituelles qualités de sympathie bonhomme qui conviennent à un rôle qu’il chante aisément mais sans s’y imposer comme un référence. Un rien d’émotion vraie ne messiérait pas. Si la voix de Burkhard Fritz à tendance à fatiguer et se tendre, son Empereur ne manque pas de présence vocale ni de belles qualités de timbre. Heureuse surprise, Ricarda Merbeth, si souvent placide et sans personnalité imposante, s’investit à fond dans une Impératrice qui tient même sa partie au III de façon prenante. Quant à Michaela Schuster (la Nourrice), qui semble un moment en panne de graves à l’acte I, elle compose un personnage hautain et distant d’une des grandes voix de mezzo d’aujourd’hui. Sebastian Holocek, martial, Elsa Benoit, délicieuse, Dean Power, élégant, Tim Kuyprers, Christian Riege sont comme toujours des seconds plans d’une formidable unité vocale et scénique. La troupe à son meilleur.

Si le spectacle fascine, c’est bien entendu à la direction magistrale de Kirill Petrenko qu’on le doit. L’acte I propose immédiatement une lecture magnifique, qui se fait d’abord exposition des qualités du discours straussien (dynamique, transparence, volubilité) telles qu’ont a appris à les aimer avec les grands d’autrefois. Mais l’action musicale semble un rien stagner dans ce qui n’est que démonstratif. L’acte II monte heureusement très vite en puissance, en évidence tout autant, magnifiant un orchestre fait de détails somptueux comme d’ensembles sidérants de cohérence, de luxuriance, sans rien perdre de cette lumière qui fait la marque de cette battue excitante, soutien toujours parfait pour les grandes envolées ou les grands émois solistes – on ne s’en étonne pas – et qui parvient en sus à donner aux grands ensembles vocaux une lisibilité qu’on n’y a jamais entendue, par un sens des équilibres d’une subtilité insensée. L’acte III monte irrésistiblement au triomphe, magnifiant des cuivres et des bois magistraux, portant des chanteurs quasiment hors d’eux-mêmes et laissant l’œuvre comme suspendue dans un final dionysiaque qui n’a de prosaïque que cette vision un peu bourgeoise des couples réunis et attablés sablant le champagne, seul raté de la production de Warlikowski – qui un instant auparavant, avec sa cohorte d’enfants joyeux, se montrait à l’aune de la jubilation musicale générale. Une formidable soirée assurément !

P.F.

Notre édition de La Femme sans ombre : L’Avant-Scène Opéra n° 147.


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Wolfgang Koch (Barak, le Teinturier), Elena Pankratova (la Teinturière). Photos : Wilfried Hösl.