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Photo : Pascal Bastien.

 

Ces Troyens, John Nelson y tenait, comme il avait tenu, il y a presque quinze ans, à Benvenuto Cellini. De nouveau, un disque sortira – chez Warner. L’œuvre est assez rare, donnée ici sans coupures, ballet compris, et l’interprétation, assez remarquable, pour faire de ce concert strasbourgeois un événement de la saison hexagonale.

On n’a pas lésiné, avec un plateau de haut vol composé de stars pour les rôles principaux et de la fine fleur du chant français pour les autres, des quelques mesures de Mercure ou de l’Ombre d’Hector par Jean Teitgen à celles de Panthée par Philippe Sly. Ainsi s’est-on payé le luxe d’entendre l’air de Iopas par Cyrille Dubois, celui d’Hylas par Stanislas de Barbeyrac, deux anthologiques moments d’élégie – même si le second s’avère maintenant un rien trop corsé ici. Nicolas Courjal a le grave et la noblesse inquiète du ministre de Didon. Stéphane Degout campe un Chorèbe aussi tendre que vaillant, galbant son « Mais le ciel et la terre » dans un cantabile de rêve. Qu’on n’attende pas de Marianne Crebassa un Ascagne fluet : l’enfant est digne fils de son père et la jeune mezzo s’annonce déjà Cassandre ou Didon.

Qu’allait donner le contralto de Marie-Nicole Lemieux en Cassandre, emploi de falcon, alors qu’on avait en mémoire son triste récital Rossini du 24 mars au Théâtre des Champs-Elysées ? Le meilleur d’elle-même : registres soudés, vibrato maîtrisé, aigus solides, ligne tenue. Même au plus fort de ses visions douloureuses, la fille de Priam n’a pas entaché son phrasé de vérisme douteux. Choyée par la très belle Anna de Hanna Hipp, Joyce DiDonato n’est pas moins souveraine de Carthage, par la beauté du timbre, l’homogénéité d’une voix aujourd’hui plus corsée, le galbe du phrasé. Une Didon jeune, à la fois séduisante et altière, reine jusqu’au bout, dans l’intensité de la colère et de la souffrance. Elle forme avec l’Enée de Michael Spyres un couple idéal, par le chant comme par l’articulation : enfin un ténor capable de moduler son émission, d’émettre ses aigus piano, de conjuguer l’héroïsme et la douceur, élu des dieux ou amant extasié – sans aucun doute l’exact format du rôle, là où l’on a si souvent distribué des « forts ténors » époumonés. 

A défaut de se hisser totalement au niveau des chanteurs, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, dont la clarinette solo magnifie la Pantomime d’Andromaque, répond avec enthousiasme à la direction du chef, comme les trois chœurs, qui néanmoins ne sont pas toujours parvenus à une homogénéité parfaite, handicapés aussi par l’acoustique de la salle Erasme du Palais des Congrès de Strasbourg. John Nelson a porté tout le monde au sommet. Il est depuis longtemps dans l’intimité des Troyens, dont il a une véritable vision, tendant l’arc jusqu’au bout et faisant de ce concert un authentique moment de théâtre – cela ne va pas forcément de soi. Mais les pompes du grand opéra, dont il exalte la grandeur à travers d’impressionnants ensembles, notamment un octuor du premier acte plein d’effroi, vont de pair avec des moments de contemplation rêveuse où le temps se suspend, comme le septuor et le duo du quatrième acte, moments de pure magie. La couleur n’est jamais sacrifiée pour autant : le chef américain nous rappelle à chaque instant les trésors d’invention que recèle l’orchestre de Berlioz, creuset de cette « sorcellerie évocatoire » que Baudelaire cherchait dans les mots.

D.V.M.

Notre édition des Troyens : L’Avant-Scène Opéra n° 128-129.