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Etienne Dupuis (Pink).

 

L'association entre l'opéra et le rock peut-elle attirer un nouveau public et contribuer à renouveler le répertoire lyrique ? Oui, de toute évidence, comme nous le prouve la création très médiatisée d'Another Brick In The Wall qui permet à l'Opéra de Montréal de battre ses records (10 représentations) en réunissant à la fois son public d'abonnés et de nombreux fans de Roger Waters, curieux de découvrir l'adaptation de l'album légendaire The Wall produit par le groupe Pink Floyd en 1979 puis transposé au cinéma par Alan Parker en 1982.

Pour pleinement goûter le spectacle que propose la compagnie montréalaise, il faut toutefois faire quasiment abstraction de l'album et du film, puisque nous voilà bel et bien en présence d'une œuvre nouvelle, d'un véritable opéra et non pas d'une simple adaptation symphonique. Le compositeur québécois Julien Bilodeau, formé notamment par Dusapin et Stockhausen et influencé par le minimalisme de John Adams, s'est en effet réapproprié un matériau musical qu'il a traité de façon éminemment personnelle, en modifiant idées mélodiques et rythmes, et sans jamais adopter un langage difficile d'accès. Pour son premier opéra, le compositeur révèle non seulement une remarquable science orchestrale, mais montre aussi à quel point il sait bien écrire pour la voix, plus particulièrement pour les chœurs, absolument somptueux. Ceux-ci revêtent une importance d'autant plus considérable que l'œuvre, comportant bien peu de dialogues, constitue plus une longue introspection par moments psychanalytique qu'une action dramatique à proprement parler. Le premier acte, qui aurait gagné à être resserré, s'en ressent d'ailleurs dangereusement : le manque de contrastes dans la partition et les rythmes trop uniment languissants font que l'intérêt s'émousse assez vite. Ce n'est qu'au second acte que tous les éléments se mettent vraiment en place pour aboutir à de puissants moments de théâtre musical. À partir du moment où Vera Lynn chante « We'll Meet Again », nous sommes happés par un procès cauchemardesque et envoûtés par un chœur « Outside the Wall » de toute beauté.

Faisant partie de la programmation officielle des fêtes du 375e anniversaire de la ville de Montréal, l'opéra commence par l'évocation de l'événement déclencheur du projet The Wall : en juillet 1977, devant une foule en délire rassemblée au stade olympique de Montréal pour la tournée In the Flesh de Pink Floyd, Roger Waters crache au visage d'un spectateur en transe. C'est à ce moment que naquit la métaphore du mur comme protection contre le monde extérieur. Protection bien illusoire, comme le montrent les deux actes au cours desquels, en deux heures de musique, on remonte à la naissance de Pink, alter ego de Waters, pour assister à la mort de son père pendant la Deuxième Guerre mondiale, à son enfance entre une mère surprotectrice et des professeurs tyranniques, ses amours, ses succès artistiques et sa descente aux enfers, avant qu'il ne trouve – sait-on vraiment ? – la sérénité.

Pour ses débuts à l'Opéra de Montréal, Dominic Champagne réalise une mise en scène spectaculaire qui donne envie de le retrouver dans un autre ouvrage. Avec le concepteur vidéo Johnny Ranger et l'éclairagiste Étienne Boucher, il nous plonge littéralement dans l'univers de la rock star, son passé, ses fantasmes et surtout ses peurs. Les mouvements de foule sont fort impressionnants, de même que la scène, hallucinante, du procès. Le juge et les principaux personnages du tribunal deviennent ici des espèces de corbeaux démoniaques aux ailes démesurées et composent une chorégraphie saisissante.

Manifestement très bien préparés par le chef Alain Trudel, l'Orchestre Métropolitain (auquel Bilodeau adjoint un synthétiseur), le chœur et les solistes se hissent tous à un haut niveau d'exécution musicale. Dans le rôle de Pink, Étienne Dupuis sait traduire aussi bien l'arrogance que le désarroi, la rage et le déséquilibre mental. La voix est à son zénith, d'une superbe homogénéité, et, tout comme il l'a prouvé dans Starmania, il sait parfaitement bien user de sa voix de tête. À ses côtés, France Bellemare est une mère aux moyens vocaux généreux, tandis que Jean-Michel Richer, après un début où la voix est quelque peu instable, s'avère un père très émouvant. Excellente comédienne, Caroline Bleau campe la femme de Pink avec beaucoup d'aplomb et une grande assurance musicale. Parmi les rôles secondaires, tous très bien tenus, on remarque Stéphanie Pothier, qui fait entendre un magnifique timbre de mezzo en Vera Lynn. Donné en présence de Roger Waters, auquel le public a réservé un accueil extrêmement chaleureux, Another Brick in the Wall marque d'ores et déjà les annales de l'Opéra de Montréal et sera repris à l'Opéra de Cincinnati en juillet 2018.

L.B.


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Photos : Yves Renaud.