OEP599_1.jpg
José Cura (Tannhäuser) et Jean-François Lapointe (Wolfram).

 

À Monte-Carlo, le retour de Tannhäuser en français, très attendu, s’est avéré bien décevant et n’a pas permis d’apprécier à sa vraie valeur cet avatar dont l’importance demeure toujours fondée historiquement mais reste encore à découvrir sur le plan artistique. 

L’époque le veut : revenir au Tannhäuser « version de Paris », fameux jalon de la légende wagnérienne et témoin par sa chute de l’imbécillité d’un public indigne, s’imposait lors même qu’on n’hésite plus à revenir aujourd’hui aux versions originales du Hollandais volant, des grands Verdi parisiens et autre première mouture de Madama Butterfly. Certes, cette « version de Paris» n’est pas à l’origine de l’œuvre, puisqu’elle ne faisait qu’adapter en 1861 la version de la création de 1845, dite de Dresde et par ailleurs maintes fois remise sur le métier par Wagner lui-même qui, insatisfait – voir la citation de Cosima dans son journal : « Richard dit qu’il doit encore Tannhäuser au monde » –, laissa finalement le problème d’une version définitive ouvert au choix des générations suivantes. Cette « version de Paris » s’est longtemps imposée sur les scènes jusque dans les années cinquante, avant que la version de Dresde ne revienne en force. Mais c’était en réalité la « version de Vienne » : une adaptation ultime, en allemand, de l’avatar parisien, non sa copie conforme. La problématique se doublait par ailleurs des multiples difficultés rencontrées pour l’exécution de la partition parisienne en 1861, du fait de la médiocrité de l’équipe vocale – médiocrité qui, plus encore que les problèmes de longueur, obligea le compositeur à accepter des coupures. La « version de Paris » authentique est-elle alors celle voulue par Wagner en 1859-60 ou celle exécutée lors de la première des trois représentations parisiennes, le 31 mars 1861 ?

C’est en tout cas sous ce nom que l’Opéra de Monte-Carlo proposait, 156 ans après sa création, un objet devenu rare s’il en est : un Tannhäuser en français. Comment ne pas courir pour se confronter à cet objet quasi-mythique ? Pour découvrir enfin un Wagner intégral dans cette langue qui fut celle pratiquée pour ses œuvres en pays francophones des années 1860 aux années 1960, pour entendre enfin la valeur et le sens d’une traduction complète, la cohérence entre la prosodie française (finalisée par Charles Nuitter) et la ligne de chant wagnérienne adaptée pour l’occasion (les assonances, la phonation, les appuis, les accents…), pour chercher, qui sait, la continuité stylistique de ce chant traduit avec la tradition du chant français du milieu du XIXe siècle ? La déception n’en aura été que plus vive. Car on n’aura finalement entendu quasi continûment qu’une version en baragouin, obligeant trop souvent à chercher le surtitrage des yeux et à constater que le chant ne pouvait ici investir – comme dans l’allemand original – les mots, leur force, leur sens et leur racé… Pour obtenir ce résultat, sans doute aurait-il fallu réunir une distribution purement française et non internationale : Tannhäuser est ici argentin, Elisabeth, néerlandaise, le Landgrave, américain, leur français est loin d’être parfait et n’est assurément pas vécu comme une langue maternelle. Venus est française, elle, mais ne brille pas par son sens de l’articulation… ni du style adéquat.

Car le chant lui-même s’avère loin d’être glorieux. Le héros de José Cura, plus vériste que wagnérien, est impossible tant il est débraillé : voix en lambeaux, timbre grasseyant, brisé en mille éclats, aigus forcés, tubés, nasalisés, capables certes de passer en force par-dessus l’orchestre, mais sans séduire un instant. La déesse d’Aude Extrémo est, elle, dotée d’un aigu assez mince qu’elle force et trahit parfois, le grave s’avérant insuffisant pour la splendeur exigée par la réécriture « tristanesque » du rôle pour grand mezzo-soprano. La vierge d’Annemarie Kremer est certes sympathique, énergique, vaillante même, mais elle ne possède aucune des caractéristiques de timbre, de couleur, de charisme inspiré qu’appelle la tradition des blondes wagnériennes. Erreurs de casting, assurément. Les chanteurs de la Wartburg composent un ensemble disparate, tandis que le Landgrave (Steven Humes) ne trouve ses couleurs profondes qu’au IIe acte. Un joli pâtre (Anaïs Constans), voix presque trop pleine pour ce rôle adolescent, ne saurait à lui seul compenser, ce que fait heureusement la seule véritable étoile de la soirée, le Wolfram de Jean-François Lapointe au chant majuscule : maîtrise de la ligne, articulation, poids du texte et de l’expression, portée poétique, tout est leçon, même si le grave manque un rien d’éloquence. Chants de concours et Romance sont bien entendu exceptionnels et laissent entendre ce que pourrait être une intégrale réussie. Mais il faudra persévérer jusqu’à ce qu’une équipe puisse enfin rendre globalement l’honneur dû à cette partition. 

En attendant, l’insatisfaction globale qui naît de la présente exécution rend secondaire le fait qu’on ait pratiqué quelques coupures (une des trois stances de l’Hymne à Vénus, une partie de la scène de la déesse ajoutée pour Paris et le chant de Walther, certes supprimé à la création) tout en respectant l’ouverture dans sa forme fermée et isolée, et les nombreuses particularités de détail de cette version parisienne. Là, on ne peut que louer la direction de Nathalie Stutzmann, parfaite de style, de couleurs, de dramatisme, de sens de l’architecture wagnérienne, superbement tendue par une battue attentive qui marque avec bonheur le détail instrumental d’un orchestre visiblement heureux de sa confrontation à Wagner – si rare à Monte-Carlo – au travers d’une fosse un rien trop sonore parfois pour le lieu. Les chœurs sont moins convaincants : insuffisants pour l’allègement des lignes diaphanes des Pèlerins mais parfaitement aptes à porter les grands ensembles de l’acte II (où la partie féminine est moins à son affaire que la partie masculine) et de l’envol final, ils ne pratiquent pas non plus l’intelligibilité comme vertu première.

Côté scène, on n’attend certes pas de Jean-Louis Grinda qu’il endosse les habits de la modernité la plus branchée, sur le plan visuel comme sur le plan de l’analyse, mais son propos ne parvient pas à convaincre vraiment. Décors vidéo de Laurent Castaingt, parfois empreints de magie, parfois lourds, costumes de Jorge Jara qu’on a connu plus inspiré : l’univers visuel déborde. On commence par un Venusberg aux images psychédéliques né de l’imagination d’un Tannhäuser invité par Vénus à découvrir avec une pipe à opium des paradis artificiels, mouvants et hyper-colorés rappelant les light-shows des années soixante-dix. Mais la chair, bien peu évoquée, s’y résume à quatre clones d’une Vénus rousse en robe lamée fendue et manteau à boa et à une bien pauvre chorégraphie. Ruptures : on passe ensuite à la projection d’une clairière hyper-naturaliste, avant de découvrir la Wartburg sous la forme d’une projection d’arcatures gothiques avec figurants statufiés d’amour courtois qui s’écrouleront au climax du concours pour laisser la place à Vénus. Suivra enfin une prairie nue sous la neige tombant dru. Elisabeth s’y ouvrira les veines ; Wolfram choisira de suivre Vénus, avant que la société si bien-pensante de la Wartburg n’exécute Tannhäuser à coups de revolver sous une crosse papale non refleurie. Idées qui dépassent la lecture au premier degré, certes, mais qu’on a déjà vues exploitées ailleurs avec une puissance plus impérieuse.

P.F.

A lire : notre édition de Tannhäuser, L’Avant-Scène Opéra n° 63-64.


OEP599_2.jpg
Aude Extrémo (Vénus) et José Cura (Tannhäuser). Photos : Alain Hanel.