Second oratorio de Schumann au programme de la première saison directoriale de Daniel Harding, Le Paradis et la Peri est d’un tout autre caractère que les Scènes de Faust qui ouvraient cette saison voici trois mois. Oratorio profane tout autant que conte oriental, il n’en a ni le vertige goethéen ni l’aura mythique ; mais tout autant que la dernière partie des Scènes, il nous parle du ciel, de celui qui s’ouvre à la culpabilité et à la rédemption, de celui qui sait pardonner. Et donc de l’humain, dont trois figures éprouvées sont ici les étapes de la prise de conscience de l’héroïne, cet Esprit qui a chuté on ne sait comment et que voici sur le chemin de son propre pardon. Si Faust a une dimension dramatique faite de théâtre autant que d’intellect, Peri n’est qu’une jolie légende mais n’en est pas moins parangon d’émotion par la seule vertu d’une partition dont le discours devient mélodie continue, gommant la structure par airs de l’oratorio traditionnel – une nouveauté pour l’époque (1843), qui anticipait une autre révolution en cours : la wagnérienne. Un discours qui, jouant d’un impalpable sentiment de lumière intérieure, intimiste comme dans le Lied, se pare d’un effet global tout simplement irrésistible pour côtoyer les rives du sublime.

Cette merveille reste pourtant assez rare au concert (Paris aura eu Rattle voici huit ans et Saint-Denis Rhorer l’an passé) car il faut pour la monter quelques moyens importants, entre chœurs imposants et brochette de solistes impérativement majuscules. Pour deux soirs, c’est effectivement ce qu’on a trouvé à la Philharmonie : avec d’abord un Orchestre de Paris en grande forme, aux pupitres somptueux (les bois si tendres, les vents inspirés, sur un tapis de cordes d’une souplesse tout aussi séduisante) et qui semble cette fois en parfaite osmose avec son chef. Ce dernier paraît plus à l’aise en ce Schumann-là, sa froideur naturelle – sensible dans Faust – n’ayant pas résisté au charme irradiant de l’œuvre qu’il porte avec une ferveur lyrique continue. Le Chœur, prêt à fêter ses 40 ans, est lui aussi en superbe forme, qu’il s’agisse de se montrer imposant (la première partie indienne) ou de jouer le sautillant (l’introduction de la deuxième) ou le gracieux (au début de la troisième), avec d’enviables qualités d’ensemble. Tout en étant capable de proposer un bien joli quatuor féminin sorti de ses rangs.

Coté solistes, l’affiche est luxueuse. C’est néanmoins là qu’on aura trouvé le plus matière à réflexion : rien à reprocher à l’alto Gerhild Romberger, Ange à la voix chaude et claire, profonde et impérieuse, tout simplement magnifique. Son co-narrateur, qui sera aussi le Jeune Homme mourant de la deuxième partie, remplace Allan Clayton empêché : Andrew Staples, qui avait d’ailleurs infiniment séduit en Ariel dans Faust, a la voix haut placée, nasale, presque blanche. Si elle n’est pas d’une beauté transcendante et semble de prime abord déplacée ici, sa maîtrise, son style, son sens du récit incarné s’imposent vite et fascinent bientôt par leur tendresse autant que leur impact. Matthias Goerne, timbre de plus en plus engorgé, perdant un peu de ses couleurs habituelles, paraît d’abord bien effacé, mais son Homme sera – comme souvent avec lui – leçon de chant de maître. Kate Royal, timbre délicieux, expression un rien maniérée, restera un peu en retrait, la projection, pourtant aisée, s’avérant insuffisante pour passer l’orchestre derrière lequel elle chantera à chaque intervention soliste, ou dans le quatuor qu’elle forme avec ses trois collègues pour commenter l’action. Mais sa Jeune Fille a tout pour séduire.

Reste alors l’interprète principale, Christiane Karg, Susanne vive pour Nézet-Séguin et qui paraît ici trop ancrée dans le réel pour chanter les lignes diaphanes de la Peri – que d’instinct on verrait mieux distribuée à Kate Royal justement, plus homogène, plus poétique. Certes, elle pénétrera peu à peu l’univers de l’immatériel, mais l’absence de médium audible, l’aigu impeccable mais sans vraie séduction, plus terrestre qu’éthéré, seront un handicap pour son personnage. Une vraie souplesse de la ligne et un investissement vocal de plus en plus dense, qui culmine dans un air final percutant sinon jubilatoire, font cependant qu’on salue la performance même sans avoir été vraiment conquis. Mais en fait, c’est Schumann qui triomphe.

P.F.