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En haut : Egils Silins (le Grand-Prêtre de Dagon). Au sol : Aleksandrs Antonenko (Samson).

 

Voici un quart de siècle que le chef-d’œuvre de Saint-Saëns – que Philippe Jordan considère à l’égal de Carmen ou de Pelléas : lire son entretien dans notre n° 293 – n’avait pas été donné à Paris, depuis les soirées de Bastille et du Châtelet en 1991.

On sent à quel point le chef goûte la partition : il en distille les détails et nuances, en galbe les voluptés avec un sens de l’architecture comme toujours soigneusement pensé mais qui sait aussi se lâcher avec bonheur. Aucun débordement ne vient tirer les pages les plus foisonnantes du côté du kitsch, ce qui confère à l’ensemble de la soirée une cohérence organique rare où l’intériorité des prières et lamentations du peuple hébreu – splendide Chœur de l’Opéra, net et pénétré – semble résonner en creux dans l’espace laissé par les moments plus spectaculaires. Souvent le dialogue voix/orchestre aura semblé d’une intimité chambriste (scène de la Meule, rêverie de Dalila), parvenant à suspendre le souffle du public.

Outre une direction musicale amoureuse, il fallait aussi des chanteurs désireux et capables d’une même subtilité intériorisée. C’est le cas d’Anita Rachvelishvili et d’Aleksandrs Antonenko. Pointons d’emblée un regret : leur français très exotique. Et avouons dans la foulée que les splendeurs vocales, musicales et interprétatives qu’ils nous ont dispensées ont compensé, la soirée durant, ce défaut pourtant de taille. En grande forme, Antonenko déploie son ténor accroché et minéral qui lui vaut souvent la comparaison avec Vickers ; son timbre un peu perçant, jamais inquiété par les zones de danger, pourrait le desservir, comme souvent, en accusant chez lui l’interprète monocorde et indifférent. Le voilà au contraire, en Samson, pleinement habité et complexe, en grande générosité d’intentions mobiles et de moments quasiment hallucinés où il choisit d’être fantomatique plutôt que stentorien : remarquable et captivant. Sa Dalila le surclasse encore en termes d’art et de moyens : Anita Rachvelishvili, voix somptueuse et immense, dompte le plus souvent ses grandes orgues pour ne laisser filtrer que l’essence même de la ligne de chant et des émotions. Chant sur le fil, sur le souffle, sur le mot (quand même plus soigné que celui d’Antonenko) où la rêverie, la féminité, la fragilité viennent compléter la liane mélodique et langoureuse, laquelle sait aussi déployer soudain un torrentiel flux d’ambre en fusion – le public lui fera un triomphe mérité et émouvant. On aurait aimé un Grand-Prêtre de même stature, or Egils Silins, sans démériter, fait pâle figure face à ces deux voix dignes de leur personnage biblique ; par ailleurs, lui aussi est en défaut d’élocution française, ce que sa tessiture centrée devrait pourtant permettre d’éviter. L’Abimélech de Nicolas Testé paraît également assez court face au Vieillard hébreu profond et de belle prestance de Nicolas Cavallier – tous deux faisant enfin entendre un français châtié.

Bastille avait découvert en 2014 Damiano Michieletto avec un Barbier de Séville joueur mais tournant (au sens propre) à vide. Celui qui, entretemps, a secoué Londres avec un Guillaume Tell polémique semble cette fois prémuni contre tout excès. Chaque option est ici lisible et défendable ; surtout, toutes prises ensemble sont cohérentes, dans un rapport à l’œuvre (texte et musique) qui est à la fois fidélité et compréhension singulière. Le décor quasi unique de Paolo Fantin et les costumes de Carla Teti dessinent un monde « contemporain-atemporel », ni plus ni moins gênant (ou opportun) pour cette intrigue légendaire que ne le seraient des robes antiques et des colonnes de marbre. Au milieu de son architecture moderniste, on notera tout de même les deux matériaux prédominants, la pierre et les voilages, discret rappel des tentes ouvertes aux vents du désert et des murailles de temples anciens. On peut certes regretter des Philistins en jupettes… et c’est précisément ce que nous offrent Michieletto et Teti au III, qui soudain se carnavalise en mascarade orientaliste, option hollywoodienne : tout l’artifice cynique de la Bacchanale païenne en ressort décuplé, tout comme la cruauté du double jeu de Dalila transformée malgré elle en figure de péplum.

Malgré elle ? Oui. Car Michieletto s’infiltre dans les blancs du livret et de la musique. On a retenu de Dalila qu’elle trahissait Samson, mais on oublie qu’elle l’a aimé, avant même le début de l’opéra. Cet amour n’est pas mort et cohabite avec une haine vengeresse. Jusqu’au bout, ici, Dalila souffre autant qu’elle jouit d’avoir dompté l’Agoniste. C’est elle qui finalement détruit le temple par un feu purificateur – tout comme il lui a sacrifié sa crinière magique, offrande lucide du héros qui rend les armes devant sa belle : très belle idée que ce retournement réciproque des gestes-clés où chaque personnage recouvre un prestige secret. Saint-Saëns ayant circonscrit ses quelques pages de « couleur locale » en des moments bien précis, Michieletto leur confère un rôle rien moins qu’illustratif : la Danse des prêtresses de Dagon est une vision prémonitoire de Samson (son aveuglement prochain) et la Bacchanale, on l’a dit, une pantalonnade orientale « au second degré » où l’imagerie conventionnelle se fait synonyme de culte idolâtre... Ajoutez d’autres belles trouvailles, comme le premier chœur « Dieu d’Israel » invisible, tel une voix mystique torturant mentalement Samson, ou ce « Voici le printemps » de Philistines muées en jolis travestis au service de Dalila, et malgré quelques raideurs et indécisions dans la gestion des scènes de foule, vous obtiendrez une production qui vise tout à la fois à respecter les enjeux de l’ouvrage, à offrir à ses personnages une dimension passionnelle sans mièvrerie et à proposer un point de vue sur ce que Samson, fonds et forme, nous raconte aujourd’hui. Promesse tenue – et sublimée par des magies orchestrales et vocales qui resteront dans le souvenir.

C.C.

Lire notre édition de Samson et Dalila : L’Avant-Scène Opéra n° 293 (juillet 2016).


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En haut : Anita Rachvelishvili (Dalila). En bas : Aleksandrs Antonenko (Samson) et Nicolas Cavallier (Un vieillard hébreu).

Photos : Vincent Pontet / OnP.