OEP566_1.jpg
Sylvie Brunet-Grupposo (Gertrude) et Jean-François Lapointe (Hamlet).

L'Opéra de Marseille n'a pas cédé à la facilité en affichant comme spectacle d'ouverture l'Hamlet (1868) d'Ambroise Thomas, qu'on ne peut guère qualifier d'œuvre populaire, même si les grandes incarnations d'un Sherill Milnes ou d'un Thomas Hampson l'ont réintroduit dans ce fonds commun mouvant qu'on nomme « répertoire ». Il est vrai que Marseille ne faisait que reprendre une production créée in loco en 2010  (avec, déjà, Patrizia Ciofi) et redonnée l'année suivante sur la scène coproductrice de Strasbourg (avec Stéphane Degout dans le rôle-titre). Aisée à mettre en place et économe, la mise en scène de Vincent Boussard, qu'on a connu plus inspiré, ne brille guère par d'autres qualités. Deux pans de murs à l'équerre, recouverts d'une sorte de toile cirée froissée et au pied taché d'encre (car il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark) suffisent à évoquer le château d'Elseneur, hanté de courtisans en fracs, hauts-de-forme et robes de velours : un dispositif scénographique (de Vincent Lemaire) sobre, qui n'aurait rien eu de frustrant s'il s'était accompagné d'une direction d'acteurs et d'une caractérisation des rôles plus fouillées. Mais celles-ci restent sommaires. Quelques jolies idées (les feuilles mortes voltigeant lors du chœur à bouche fermée qui suit la mort d'Ophélie, l'ombre chinoise des créneaux se dessinant lors de l'apparition du spectre) ne suffisent ni à créer un climat, ni à construire une dramaturgie, et l'ensemble nous a paru finalement bien tristounet. Tout autant que la direction flasque, sans tension ni fièvre, de Lawrence Foster, à la tête des phalanges du cru, méritantes mais prosaïques. On ne peut dès lors s'empêcher de ressasser le mot cruel d'Emmanuel Chabrier (« je ne connais que trois sortes de musique : la bonne, la mauvaise et celle d'Ambroise Thomas ») : faute d'une baguette inspirée et inspirante, la partition d'Hamlet ne s'enflamme que très épisodiquement... Mais ici cessent les mauvaises nouvelles.

Car heureusement les voix sont là, presque toutes, et toutes au bon endroit. Petit bémol concernant le Claudius de Marc Barrard, bien chantant, digne et chaleureux, mais trop clair de timbre, bonhomme et placide pour ce rôle d'empoisonneur autrefois illustré par Samuel Ramey. Si la voix de Sylvie Brunet-Grupposo, on le sait, n'est pas la plus ravissante du monde, ce chant tranchant à la projection impérieuse et à la diction surannée mais parfaite rend toute sa dignité (vocale, car scéniquement, le rôle apparaît un peu malmené) à une Gertrude que d'autres se sont contenté de beugler. Annoncé souffrant, le Laërte de Rémy Mathieu accuse bien quelques scories lors de sa cavatine, sans qu'en soit pour autant terni son ténor frais et élégant. Jean-François Lapointe, dont la carrière s'affermit de jour en jour, affronte crânement Hamlet, avec un panache scénique et une classe vocale incontestables : émission ferme, élocution superlative, expression suave mais virile, il porte de bout en bout ce rôle que seuls un léger déficit de métal dans le timbre et une caractérisation un peu sommaire l'empêchent d'incarner vraiment. Il doit s'effacer devant la grande triomphatrice de la soirée, une Patrizia Ciofi pourtant dotée elle aussi d'un timbre ouaté, au brumeux sfumato. Mais quel phrasé, quelle émotion mêlée de science, quelle sensualité ! Dès ses premiers mots (pas toujours intelligibles, cependant) et jusqu'à sa célèbre scène de l'acte IV, la soprano italienne semble sculpter le son avec son souffle – et ce ne sont pas tant les contre-notes élégamment effleurées d'« A vos jeux, mes amis » qui bouleversent que cette ligne qui sans discontinuer se délie et s'enroule telle une liane, cette émission qui se réchauffe ou s'amincit jusqu'au murmure, ces notes qui se parent de mille teintes (plutôt que de couleurs) et ce corps menu, tout entier traversé, habité par la musique. Magnifique preuve de générosité contrôlée !  A cette réussite du casting, associons des rôles secondaires bien choisis (mention spéciale au Spectre de Patrick Bolleire, aux Marcellus et Horatio de Samy Camps et Christophe Gay) : si l'Opéra de Marseille n'a pas transcendé Hamlet, du moins a-t-il su le chanter.

O.R.

Lire notre édition d’Hamlet : L’Avant-Scène Opéra n° 262.

OEP566_2.jpg

Patrizia Ciofi (Ophélie). Photos : Christian Dresse.