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Svetlana Sozdateleva (Renata) et Evgeny Nikitin (Ruprecht).


Le festival de Munich, ce sont surtout des productions déjà connues, parfois récentes, parfois très anciennes mais devenues un peu, avec le temps, des vignettes du Nationaltheater, comme Le Chevalier à la rose d’Otto Schenk. Les nouveautés ne composent qu’une petite partie du programme : cette année, deux opéras sur dix-sept, La Juive, confiée à Bertrand de Billy et Calixto Bieito, et Les Indes galantes, à Ivor Bolton et Sidi Larbi Cherkaoui.

L’Ange de feu de Prokofiev faisait partie des spectacles de cette saison. Malgré sa durée « normale » de deux heures, cette partition assez colossale ne constitue guère l’ordinaire des scènes lyriques. Achevée en 1926, elle dut attendre d’ailleurs presque trente ans pour être intégralement créée, au Théâtre des Champs-Elysées, en concert et en français, le 25 novembre 1954. Les mélomanes se consolaient comme ils pouvaient avec la Troisième Symphonie… écrite à partir de thèmes de l’opéra. La Russie ? Celle de Staline ne risquait guère d’apprécier une histoire de possession démoniaque – l’affaire de la Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch allait d’ailleurs bientôt montrer toute l’ouverture d’esprit du régime.

A Munich, pas d’auberge miteuse mais une chambre d’hôtel de luxe, à la fois design et rococo : ce pourrait être un décor du Chevalier à la rose. C’est bel et bien celui, unique, de L’Ange de feu vu par Barrie Kosky. Revu, plutôt. L’Australien, en effet, ne croit sans doute pas à cette histoire de possession et a préféré en faire le drame d’un couple à la fois impossible et infernal : Renata et Ruprecht sont en quête d’un amour qui leur échappe et qui n’est pas le même. Comment pourrait-il la conquérir, elle qu’obsède le souvenir d’une ancienne passion ? On ne sait pas vraiment, d’ailleurs, si le Comte Henri, censé réincarner l’ange Madiel, a fait d’elle une femme ou incarne un fantasme d’enfant. Quand on les retrouve, à la fin, seuls dans la chambre vide, on se demande d’ailleurs s’ils n’ont pas rêvé. Le mérite de la production est d’éviter la lourdeur, par l’ironie et le grotesque – deux dimensions essentielles de la musique de Prokofiev. Les diableries et autres sabbats sont assumés par une chorégraphie inventive et très moderne – avec danseurs travestis habillés de robe du soir, montrant parfois les signes de leur virilité. Rien de ténébreux, plutôt une orgie de couleurs, avec parfois un côté cabaret années vingt – le moment où Prokofiev compose sa musique, justement. Le dernier tableau, avec la danse des religieuses possédées, échappe ainsi au ridicule sans vraiment détourner le livret : elles sont vêtues en Christ martyr, couronne d’épines et robe ensanglantée, comme pour nous rappeler que l’histoire de Renata est une vraie passion – sans espoir de salut ou de transfiguration. Un cas d’hystérie douloureuse, finalement, qui en fait une sœur d’Elektra, par exemple. C’est en elle, dans le vrai-faux couple aussi, que se concentre ici toute la violence de l’œuvre.

Voilà une des partitions les plus saisissantes de Prokofiev, à mettre à côté de Lady Macbeth de Mzensk. Munich a eu ici la main très heureuse : la réussite musicale égale la réussite scénique. Certes, Svetlana Sozdateleva et Evgeny Nikitin, peut-être un peu légers pour ces emplois écrasants, doivent toucher aux limites de leur tessiture, mais Prokofiev l’a voulu ainsi ; ils s’identifient tellement à leurs tourments qu’on rend aussitôt les armes. Et ils sont magnifiquement entourés, condition essentielle à un Ange de feu digne de ce nom : l’opéra tient à une multitude de rôles plus ou moins secondaires, qu’il faut caractériser. C’est le cas, par exemple, de la Voyante opulente d’Elena Manistina, de  l’Agrippa inquiétant du vétéran Vladimir Galouzine, du Méphistophélès impayable de Kevin Conners, de l’Inquisiteur abyssal de Goran Jurić. Vladimir Jurowski, lui, fait des prodiges : il maîtrise la partition avec une virtuosité sidérante, réussissant à en clarifier l’écheveau si complexe, ne sacrifiant jamais, surtout, le lyrisme à la violence – l’orchestre, superbe, arrive aussi à chanter. Aucune baisse de tension, du vrai théâtre, alors que l’œuvre est donnée sans aucune pause : d’un bout à l’autre, un coup de poing. Mais qu’attend donc l’Opéra de Paris ?

D.V.M.

A lire : notre édition de L’Ange de feu, L’Avant-Scène n° 294 à paraître en septembre 2016.


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Svetlana Sozdateleva (Renata). Photos : Wilfried Hösl.