OEP554_1.jpgRanine Chaar (Kalîla), Moneim Adwan (Dimna), Jean Chahid (Chatraba), Mohamed Jebali (le Roi) et Reem Talhami (la Mère du roi).

 

En 2008, Bernard Foccroulle avait invité le Franco-Palestinien Moneim Adwan à participer au projet Zaide avec son chœur amateur et multiculturel Ibn Zaydoun. Huit ans plus tard le compositeur présente au Festival le premier opéra en arabe et français, Kalîla wa Dimna.

Inspiré d’un recueil de fables animalières d’origine indienne attribué à Ibn al-Muqaffa’ (VIIIe siècle), le livret de Fady Jomar et Catherine Verlaguet en humanise les personnages et conte une parabole sur l’art et le pouvoir (« Si vous tuez un poète, il en renaîtra mille chansons » – en ces temps où la mort rôde sur le Poète arabe, le sujet est cruellement à vif). Le Roi a trop écouté son Conseiller fourbe (Dimna, qui obtient la tête d’un Poète du peuple, Chatraba), malgré les mises en garde de sa Mère, digne autocrate inquiète pour son benêt de fils. La sœur de Dimna (Kalîla), qui a tenté en vain de ramener son frère sur la voie de l’humilité, narre les événements sur le mode du flash-back. Cette narration en français et la naïveté des enjeux en font un ouvrage susceptible de toucher tous les publics. Mais ne nous méprenons pas sur le terme de « naïveté » : pas niaiserie, tout simplement clarté allégorique, qui n’enlève rien à la puissance du propos. Il suffira de dire que la « Liberté ! » chantée par Chatraba au seuil de la mort résonne ici d’une vérité, d’une urgence et d’une émotion bien réelles : convoquées par un librettiste syrien passé par les geôles de Bachar Al-Assad (Fady Jomar), par un compositeur né dans la bande de Gaza (également interprète de Dimna) et par des artistes tunisiens (Zied Zouari, au violon et à la direction musicale, et Mohamed Jebali, le Roi), libanais (Ranine Chaar, Kalîla, et Jean Chahid, Chatraba) et palestinienne (Reem Talhami, la Mère du roi) – sans compter le Marocain Yassir Bousselam au violoncelle, les Turcs Selahattin Kabaci à la clarinette et Abdulsamet çelikel au qanûn, et le Libanais Wassim Halal aux percussions. L’âpre finale, où le procès de Dimna s’élargit à celui d’une conscience humaine qui a perdu son horizon, atteint à l’universel.

Point d’hybridation ici entre langage européen et musique arabe : c’est bien le chant classique arabe, sa monodie hétérophonique et ses modes (maqâms) qui sont la matrice de la partition, justifiant la forme (une succession de « numéros » où le contraste entre chaque affect et chaque modalité d’expression prime sur la transition ou le développement) mais l’adaptant aussi avec succès à une dimension dramaturgique. Moneim Adwan glisse une pointe d’harmonie ici (le blason majeur de Chatraba, héraut du Poète), de contrepoint là, de polyphonie dans le finale, et les musiciens ajoutent les épices de leur expérience propre (du jazz côté violon, un lointain héritage klezmer côté clarinette, des moments bruitistes aussi). Il sait incontestablement varier les climats : les ruptures de ton, l’humour (formidable insertion d’un conte dans le conte, narré par la Mère du roi et interprété avec brio par Reem Talhami), sont le gage d’un intérêt toujours renouvelé. Et pour peu que l’on soit curieux d’autres expressions lyriques, on sera bluffé par la virtuosité vocale des interprètes : tessitures taquinées à l’extrême, agilité étourdissante dans l’ornementation, longueur de souffle, le lyricomane retrouvera ses petits – tout en découvrant un autre rapport au timbre et aux registres.

La mise en scène sobre et judicieuse d’Olivier Letellier accompagne la narration et, d’une pointe de complet-veston (jaune) et de perruque (léonine) pour le Roi (costumes signés Nathalie Prats), puis de quelques peluches organisées en marionnettes (pour le conte de la Mère du roi), évoque avec légèreté la dimension animalière de la fable-source. On reste sous le charme de cette découverte, au parfum persistant de vraie rencontre.

C.C.

OEP554_2.jpgMohamed Jebali (le Roi), Jean Chahid (Chatraba) et Moneim Adwan (Dimna). Photos : Patrick Berger / ArtComArt.