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 Cinq ans après leur mémorable Eugène Onéguine, Mariss Jansons et Stefan Herheim se retrouvent au Muziektheater d'Amsterdam pour une Dame de pique d'une puissance musicale et scénique hors du commun. Spectacle marquant, cette Dame de pique s'imprime durablement dans la mémoire du spectateur en lui proposant une relecture audacieuse, certes, mais surtout d'une grande cohérence, puisqu'elle gravite autour du destin de Tchaïkovski. Avant même que ne commence l'ouverture, Herheim nous montre le compositeur à la fin de sa vie, soit à peu près au moment où il travaille à son opéra, épris d'un jeune homme qu'il doit payer pour avoir droit à quelques privautés. Le « prologue » s'achève avec le suicide contraint du musicien qui boit son verre d'eau contaminée, alors qu'un ange aux grandes ailes noires lui apporte enfin la consolation de l'âme.

L'intrigue se déroule dans un décor modulable fort ingénieux dominé par un gigantesque lustre et évoquant le plus souvent l'appartement de Tchaïkovski où celui-ci compose avec fougue La Dame de pique. Toute l'action est vue à travers les yeux du musicien, quasi omniprésent sur scène et qui s'identifie intensément à ses personnages avec lesquels il interagit incessamment. Loin de le réduire à un simple figurant, Herheim en fait également l'interprète du prince Eletski, alors que l'objet de ses tourments est Hermann lui-même. L'échec de la relation Lisa-Eletski devient ainsi limpide, en raison des penchants homosexuels du prince et de sa passion pour son rival Hermann. Grâce à une direction d'acteurs d'une intelligence suprême, cette vision non conformiste fonctionne à merveille et nous réserve un certain nombre de surprises. Ainsi, à la fin du bal costumé, après que les choristes ont envahi les allées de la salle et fait lever le public pour acclamer la Grande Catherine qui s'avance, l'impératrice se révèle être Hermann déguisé, soit la projection du fantasme de Tchaïkovski. Au tableau suivant, la comtesse se rappelle sa gloire passée et les fastes de la cour de Louis XV en esquissant quelques pas de danse au bras du compositeur ; elle meurt non pas d'effroi mais après avoir bu l'eau de la Neva. C'est à l'intérieur du piano qu'on l'ensevelit, au cours d'une cérémonie funèbre réellement cauchemardesque qui voit le lustre se balancer à toute vitesse en répandant une épaisse fumée blanche, tel un encensoir monstrueusement démesuré. La comtesse n'apparaît pas pour révéler le secret des trois cartes ; ce sont plutôt trois figurants représentant Tchaïkovski en saint Sébastien percé de flèches qui se chargent de montrer chacun une page de la partition de La Dame de pique. Enfin, après la mort de Hermann, à la dernière scène, le corps de Tchaïkovski se substitue à celui du jeune officier et Lisa revient sous les traits de l'ange du prologue.

S'ils ne possèdent pas tous la voix idéale pour leurs rôles respectifs, les chanteurs composent néanmoins une équipe assez extraordinaire sur le plan du jeu. À cet égard, Misha Didyk force le respect en Hermann, malgré un début de soirée hésitant et un manque flagrant d'homogénéité entre les registres. Il compense ses faiblesses par des aigus percutants et une incarnation saisissante. La Lisa de Svetlana Aksenova respecte mieux la ligne vocale et fait entendre une voix superbe, malheureusement quelque peu handicapée par les notes extrêmes du registre aigu qu'elle n'arrive pas à soutenir. Larissa Diadkova campe une Comtesse fière et aux moyens impressionnants, sans pour autant laisser un souvenir impérissable. Manquent le côté hoffmannesque du personnage et le poids des ans que l'on ne sent pas suffisamment ; on aimerait aussi un plus grand souci de la diction française dans « Je crains de lui parler la nuit », qu'elle n'arrive pas vraiment, d'ailleurs, à susurrer. Si Anna Goryachova (Pauline/ Milovzor) et Vladimir Stoyanov (Eletski) font une excellente impression, c'est le baryton Alexey Markov qui domine l'ensemble de la distribution en Tomski et Zlatogor : à d'évidentes qualités de comédien, il joint une voix ductile, au timbre splendide et formidablement projeté. Stupéfiants de beauté sonore, de précision et d'énergie, les chœurs ne contribuent pas peu au plaisir musical de la soirée.

Ce plaisir, c'est d'abord à l'immense Mariss Jansons que nous le devons : il sait enflammer le sublime Orchestre du Concertgebouw sans jamais verser dans la boursouflure et tout en maintenant un équilibre parfait entre les différents pupitres. Comme dans Eugène Onéguine, son Tchaïkovski est racé, passionné et parfaitement contrôlé. Vivement le DVD pour immortaliser la rencontre entre un tel chef et un metteur en scène aussi inspiré !

L.B.

Notre édition de La Dame de pique : L’Avant-Scène Opéra n° 119-120.


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Photos : Karl et Monika Forster.