OEP538_1.jpgSabine Revault d'Allones (Maritana) et Héloïse Mas (Lazarille).

L’éditeur ayant mis la clef sous la porte, nul ne pourrait dire quand et où le second ouvrage lyrique de Massenet, créé à l’Opéra-Comique le 30 novembre 1872, a été exécuté pour la dernière fois. Du moins peut-on mesurer (grâce à la coproduction très remarquable de la Compagnie Les Frivolités Parisiennes, du Théâtre de Saint-Dizier et de l’Opéra de Reims) les qualités de ce coup d’essai : ce que Massenet en gardera – l’efficacité dramatique, la lisibilité, l’économie – et ce qu’il perfectionnera : des mélodies ou des motifs qui se gravent davantage dans la mémoire, des atmosphères, des climats auxquels on n’échappe pas, autant dire le « style Massenet » déjà si manifeste pourtant dans l’oratorio contemporain Marie-Magdeleine. Il est vrai que Massenet n’avait pas choisi le sujet : il avait saisi l’occasion longuement attendue de remonter sur les planches. Car, en dépit de l’accueil favorable réservé aux 17 représentations de La Grand-Tante, à l’Opéra-Comique en 1867 (un lever de rideau écrit au retour du séjour à la Villa Médicis), les portes des théâtres parisiens lui restaient fermées. Aussi quand le directeur de l’Opéra-Comique s’adressa à lui pour palier la défection de Duprato (jeune prix de Rome à qui avait échu le livret de Don César de Bazan), Massenet releva le défi. En quelques semaines il composa une douzaine de numéros individuels bien caractérisés et aussi différents que possible (cavatine, ariette, romance, couplets chanson, mélodie, berceuse, ballade, madrigal, grand air, etc.), un duo bouffe vraiment drôle (« Me marier ? »), un duettino, un grand duo dramatique, un trio un quatuor, deux chœurs et trois finales. L’ouverture, le mélodrame et les trois entractes (dont la célèbre Sevillana) furent sans doute écrits en dernier lieu et l’orchestration menée bon train pendant les études de l’ouvrage.

Le livret d’Adolphe d’Ennery et Jules de Chantepie est assez singulier : il commence dans la légèreté convenue et, progressant dans l’invraisemblance, finit presque comme un drame romantique. Qu’on en juge par les protagonistes : Maritana, une chanteuse des rues façon Périchole mais qui, comme Manon, rêve de luxe ; un roi volage et sentimental qui lui glisse chaque soir, incognito, une pièce d’or ; un Grand d’Espagne (Don César, baryton ténorisant) prompt à tirer l’épée pour défendre un gamin rudoyé (Lazarille, mezzo travestie), malgré la pendaison promise aux duellistes ; un ministre machiavélique, Don José de Santerem qui, pour convaincre la reine de se donner à lui, sert les projets adultères du roi : il médite d’anoblir l’ambitieuse Maritana pour l’introduire à la cour. Par quel moyen ? Lui faire épouser Don César (condamné pour s’être battu) juste avant son exécution. Or le condamné échappe à la mort grâce à Lazarille, son protégé, et peut ainsi profiter de la grâce royale qui, par calcul, arrive trop tard. De retour en son château, Don César y trouve le Roi qui, se faisant passer auprès de Maritana, pour le comte de Bazan, son époux légitime, espère obtenir ses faveurs. La rencontre tourne à la farce : « Si vous êtes Don César alors, moi, je suis le roi d’Espagne »… Le faux roi et le faux Don César ne se battront pas car le vrai Don César révèle qu’il vient d’occire Don José, l’infâme ministre surpris aux pieds de la reine. Le Roi, reconnaissant, le nomme aussitôt Gouverneur de Tolède. Mais Don César préférerait Grenade. « Pourquoi ? » « Majesté… c’est plus loin de Madrid ! ».

La partition d’orchestre – restée inédite – ayant disparu dans l’incendie de l’Opéra-Comique en mai 1887, Massenet la reconstitua en vue d’une reprise à Genève en janvier 1888. Il en profita pour retoucher l’ouvrage, peut-être en collaboration avec les librettistes. Il le dota d’indications métronomiques, modifia la fin de l’ouverture et ajouta, au début de l’acte III, un divertissement dansé qui emprunte l’Air de ballet des Scènes pittoresques (adapté, indépendamment, en mélodie sous le titre Nuit d’Espagne). Il substitua à l’encombrante Scène des juges la lecture, plus efficace, de l’arrêt de mort en mélodrame ; le duettino entre le Roi et Lazarille céda la place à un duo entre le Roi et Don César (« Qui je suis »), sur des paroles empruntées au dialogue parlé ; l’ariette de Lazarille (« Je suis presqu’enfant ») disparut au profit d’un capiteux duo nocturne (soprano et mezzo) dont la maturité frappe l’attention ; il supprima un air du Roi… qui pouvait l’être sans dommages ; enfin il resserra et expurgea d’un passage « grand opéra » le duo où Don César et Maritana s’affrontent avant de tomber dans les bras l’un de l’autre, esquisse évidente du duo de Saint-Sulpice.

Pour cette recréation, le choix de la version de 1872 a prévalu : suppression du ballet et rétablissement du duettino entre le Roi et Lazarille ainsi que de l’air du Roi, réorchestrés (puisque l’original a brûlé) avec soin ; en revanche le duo nocturne de 1887 a été retenu. Les dialogues ont été resserrés sans en altérer le style. La légère réduction de l’effectif orchestral (35 musiciens) a nécessité quelques aménagements discrets. Mais les jeunes musiciens réunis par Benjamin El Arbi et Mathieu Franot jouent avec un ensemble si remarquable, un tel souci des nuances, des couleurs et du phrasé, stimulés de surcroît par la direction souple et vive de Mathieu Romano, que l’absence d’un second hautbois ou d’un troisième trombone relève du détail.

La distribution ne promet pas de voix de l’envergure de celles qui assurèrent la création, mais d’excellents sujets que l’on comprend parfaitement quand ils chantent et qui jouent « juste » dans les scènes  parlées. Jean-Baptiste Dumora possède cette présence remarquable que réclame le personnage de Don César mais, victime d’une laryngite lors de la représentation rémoise, il ne s’est pas aventurés dans les vocalises. Jérôme Billy (le Roi) et Jean-Claude Sarragosse (Don José), moins exposés, ont tiré de leur voix tout ce qu’il fallait pour être convaincants. Sabine Revault d’Allonnes, voix ronde et claire qui brûle les planches en Maritana et Héloïse Mas (Lazarille) garçonne au timbre profond, qui les fait craquer, ont laissé, avec leur duo nocturne, le souvenir musical le plus durable de la soirée. Est-ce à dire que la mise en scène et la direction d’acteurs efficace de Damien Bigourdan, fidèles à l’esprit du livret, tout comme les décors mobiles, symboliques ou pratiques de Mathieu Crescence (qui a aussi conçu les costumes) s’effaceront plus vite de la mémoire ? Dans le détail sans doute, mais on n’oubliera pas l’essentiel : tout au service de l’œuvre, ils lui ont laissé la parole. Cette leçon vaut bien un hommage, sans doute.

G.C.

Prochaine représentation le dimanche 25 septembre à 15 h à Thaon-les-Vosges (près d’Épinal).

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Sabine Revault d'Allones (Maritana) et Jean-Baptiste Dumora (Don César). Photos : Michel Petit.