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Myrtò Papatanasiu (Sifare), Michael Spyres (Mithridate, de dos), Sabine Devieilhe(Ismène), Jaël Azzaretti (Arbate), Christophe Dumaux (Farnace, assis).

 

En 1770, Mozart gagnait avec Mitridate, re di Ponto, inspiré de Racine, ses galons de compositeur d’opéra seria – à quatorze ans ! Monter l’ouvrage aujourd’hui suppose à la fois de réunir une équipe de chanteurs rompus à la virtuosité la plus ébouriffante, mâtinée d’une intensité dramatique aux abîmes réels, et de relever le défi de la mise en scène d’un genre éminemment codifié – sinon statufié sous les traits de l’aria da capo, maître du temps et des affects exprimés, même si Mozart en use ici de façon plus que fantaisiste. La production du Théâtre des Champs-Elysées frôle cette quadrature du cercle, pour le plus grand bonheur du public qui lui réserve un juste triomphe.

Dans le rôle-titre – aussi vertigineux d’écriture que meurtrier de tessiture –, Michael Spyres déploie une vocalité à l’infinie musicalité. Legato se riant des bonds de cabri de sa partie, moelleux du timbre jamais pris en défaut (même dans les airs de bravoure du III où la fatigue, audible dans le haut-médium, reste pourtant crânement reléguée au second plan derrière des attaques toujours soignées), graves sonores, suraigus aisés, nuances châtiées : tout est là pour caractériser un souverain aux élans cruels à qui seule la souffrance intime fera découvrir les bienfaits de la clémence. Sa fiancée Aspasia, déchirée par un amour interdit pour Sifare, l’un des fils de son promis (Racine, décidément…), a des accents de tragédienne : son « Pallid’ombre » se souvient de Gluck (la Bernasconi, première Aspasia, avait créé son Alceste), et dans « Nel grave tormento » Patricia Petibon se souvient, elle, de son Alcina d’Aix-en-Provence, trouvant des béances intimes d’une justesse troublante même si la voix n’a peut-être pas toute l’ampleur d’assise requise par cette partie. Le fils qui a su la séduire, c’est Sifare (un rôle créé par le castrat Sartorino) : Myrtò Papatanasiu y fait montre d’un chant souple et solide, brillant d’une profonde expression, parfois un peu dur. L’autre fils, traître à son père comme à son pays car allié aux Romains, c’est Farnace (un autre castrat le créa : Giuseppe Cicognani) : Christophe Dumaux en dépeint avec panache la veulerie venimeuse, et son timbre au vibrato serré et au grain âcre n’y est pas étranger. Sa fiancée délaissée, Ismène, a la voix de Sabine Devieilhe. Sabine « Amadea » Devieilhe devrait-on dire, tant l’artiste semble en scène l’incarnation vocale de l’esprit mozartien : chant perlé, émotion à fleur de peau, contre-notes en poussière d’étoiles, on chavire à ce chant et à cette Ismène de pure beauté. Les seconds rôles ont eux aussi leur air virtuose, et des interprètes de bon rang : Cyrille Dubois révèle en Marcius un fiorito aigu joliment ciselé, et Jaël Azzaretti dessine Arbate (le troisième castrat du cast à la création : Pietro Muschietti) avec soin et lumière. Sous la baguette attentive d’Emmanuelle Haïm, le Concert d’Astrée participe de cette excellence musicale – même si, dans le rapport voix/orchestre, quelques cadences ornementales, en cherchant l’effet, lorgnent plus du côté de la bizarrerie intervallique que de la rhétorique partagée.

On est plus circonspect devant la mise en scène de Clément Hervieu-Léger. Pourtant, l’admirable décor unique d’Eric Ruf – un théâtre désaffecté, splendide épave nocturne –, les lumières magiques de Bertrand Couderc – qui lui donnent ombres de vie et souffle de fantôme –, les costumes harmonieux de Caroline de Vivaise – superpositions qui racontent une histoire, coloris de teintures anciennes, matières que l’on sent du regard : tout y est beau et las, comme ces comédiens ensommeillés que l’on réveille doucement pendant l’Ouverture afin qu’ils entament la répétition de leur Mithridate dans ce théâtre-refuge (un brasero brûle dans un coin) qui semble les abriter du monde extérieur. Un vers déclamé, au tout début et à la toute fin, sera le sésame leur permettant d’entrer dans le jeu puis d’en sortir. L’idée est touchante, nous dit combien décors et costumes sont inutiles quand le théâtre brûle à l’intérieur des comédiens. Mais elle se retourne contre son concepteur : la direction d’acteurs d’Hervieu-Léger patine souvent (trop de vêtements brandis en tous sens lorsqu’il s’agit de s’inventer un costume, trop de chaises bousculées pour clamer sa colère, trop de corps s’agrippant répétitivement), et n’est jamais à son meilleur que lorsqu’elle se débarrasse de ce « théâtre dans le théâtre » pour se concentrer sur les purs personnages de Cigna-Santi – semblant démontrer que tout concept supplémentaire est inutile quand la vérité surgit du cœur même des personnages. C’est donc au fur et à mesure que l’on oublie le procédé exposé dans les premiers instants, que l’on entre dans cette mise en scène, qui délivre alors quelques moments foudroyants : Farnace crucifiant Ismène de sa hargne, le duo Aspasia/Sifare charnellement noué, ou l’ambivalente colère de Mithridate face au couple qui l’a trahi.

C’est cette puissance d’expression que l’on retiendra, de même que les splendeurs mozartiennes de la production, une des plus belles réussites du TCE depuis longtemps.

C.C.

Notre édition de Mithridate : L’Avant-Scène Opéra n° 263 (2011).


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Michael Spyres (Mithridate), Sabine Devieilhe (Ismène), Myrtó Papatanasiu (Sifare), Jaël Azzaretti (Arbate). Photos : Vincent Pontet.