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Ludovic Tézier (le comte de Luna) et Anna Netrebko (Leonora).

 

Carré d’as à l’Opéra Bastille pour un Trouvère au quatuor vocal somptueux – auquel on ajoutera le superbe Ferrando de Roberto Tagliavini. Après deux représentations où elle fut remplacée par Hui He (prévue en seconde distribution à compter du 20 février), Anna Netrebko revient en grande forme : si les péchés mignons sont toujours là (une élocution floutée, quelques intonations hautes, un fiorito qui préfère de loin les gruppetti aux volate, heureusement rares dans la partie de Leonora), ils sont ici rédimés par une générosité vocale qui force l’admiration – le bas-médium est opulent, le timbre, toujours aussi charnel et velouté, et les aigus savent la brillance autant que la délicatesse. Son « D’amor sull’ali rosee » restera dans les mémoires, aussi flottant que le soupir qu’il invoque, instant d’abandon véritable. En Manrico, Marcelo Álvarez n’a certes pas le mordant de « Di quella pira » mais déploie partout ailleurs un panache châtié, contrôlant le style, détournant ses micro-défaillances d’énergie en attitudes expressives, constamment investi dans son personnage. Chant aristocratique, timbre de bronze, verdien superlativement, Ludovic Tézier lui oppose un Comte di Luna altier, venimeux sous la cuirasse : « Il balen del suo sorriso » s’inscrit dans l’histoire des plus grands, éblouissant de ligne, de voix, de noblesse. Azucena n’est pas en reste, qu’une Ekaterina Semenchuk dessine plus juvénile qu’à l’accoutumée, et jamais en force ou en caricature : ample de moyens d’un grave profond à des aigus radieux, fondant ses registres avec maestria, hallucinée sans histrionisme.

Le seul regret vient de la direction d’ensemble. Direction musicale, tout d’abord : Daniele Callegari manque d’incisivité, qu’il compense par des tempi parfois hâtifs. Les petits décalages sont légion, comme si l’esprit allant de la fosse à la scène (et réciproquement) n’était pas unanime. Mais de la direction d’acteurs, aussi : à part quelques intuitions qui soudain font mouche (un regard d’Azucena sur Luna, comme si elle avait vu un fantôme ; la rivalité d’intérêts de Luna et Ferrando dans l’interrogatoire de Manrico…), à part aussi une gestion des chœurs plutôt réussie, Alex Ollé (de La Fura dels Baus) laisse les protagonistes à eux-mêmes – combien de moulinets d’Álvarez, combien d’allées et venues de Tézier on aurait pu éviter ! La scénographie est pourtant convaincante, qui parvient à justifier les atmosphères et les enjeux de cette intrigue célèbre pour ses méandres, tout en évitant l’illustratif vain : abstrait mais expressif, le décor d’Alfons Flores compose un jeu de monolithes mobiles qui tour à tour dessinent un cimetière, un cloître, une tranchée ou un jardin, auxquels les lumières d’Urs Schönebaum donnent vie ou noirceur – la nuit et le feu, les clés du Trouvère, sont bien là. Les costumes de Lluc Castells orientent vers la Première Guerre mondiale – pourquoi pas : la guerre civile déchirant l’Espagne du Trouvère en récupère la sauvagerie primaire, les Bohémiens errants y héritent de la douleur ancestrale de Balkans sacrifiés – étonnant « Vedi ! le fosche notturne » à contrepied de l’imagerie habituelle, traité en chœur d’exilés et que le Chœur de l’Opéra assume avec subtilité.

Reste que dans ces atmosphères visuelles puissantes les personnages sont trop faiblement construits, suppléés par des incarnations vocales – et supérieures, elles. Formidable soirée de chant verdien – à laquelle Giuseppe lui-même aurait réclamé un peu plus de théâtre.

C.C.

Notre édition du Trouvère : L’Avant-Scène Opéra n° 60.


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Marcelo Álavrez (Manrico- et Ekaterina Semenchuk (Azucena). Photos : Charles Duprat / OnP.