Porté par le souffle de ses succès exponentiels (outre la scène et une discographie riches de raretés remarquées, une signature chez Deutsche Grammophon dont il devient le premier contre-ténor du catalogue), le « nouveau Caffarelli » faisait escale à Paris en ce début d’octobre, pour un récital partagé avec le Venice Baroque Orchestra.

« Récital partagé », car la part instrumentale du programme n’était en rien une pause entre deux airs, mais bien un pendant de même prix. Sous la direction – depuis le clavecin – d’Andrea Marcon, geste décidé et attention concentrée, le VBO charmait dès son entrée (une sinfonia de Vivaldi extraite de La Senna festeggiante) par son identité sonore : seize instruments d’époque (treize cordes, deux hautbois, un basson) parvenant à des douceurs jamais fades, des âpretés jamais sèches, des accents jamais âcres. Une rareté en soi, à laquelle s’ajoute une étonnante variété de dynamiques et un équilibre quasi jazzistique entre groupe et individualités : les volubiles hautbois coulant leur bicinium liquide dans le flot des cordes (ouverture en sol mineur de Veracini), le premier violon émergeant en quasi-soliste (concerto grosso « La Follia » de Geminiani, d’après Corelli) tout en entraînant chacun dans la fièvre croissante de ses variations – et le premier gambiste Daniele Bovo faisant du moindre pizzicato un univers de poésie, de chaque enchaînement IV-V-I une nouvelle proposition oratoire, et de sa viole une partenaire de danse et de confidence. S’il était encore des gens pour penser que Vivaldi se répète ou que les marches harmoniques sont une mécanique, ils pouvaient découvrir là combien, avec un peu d’imagination et d’éloquence, le même peut contenir de nuances – fraîcheur, hardiesse ou regret…

A cette rhétorique instrumentale, captivante puisque profondément expressive, s’ajoutait donc une triple rhétorique vocale : celle du baroque – foisonnant, gorgé d’effets –, celle de la voix de contre-ténor – aujourd’hui plus que jamais, fascinant hiatus genré –, celle de Franco Fagioli enfin, qui assume l’« artificialité » du bel canto et celle des voix se plaçant à son service, d’une façon exactement adéquate à ce répertoire – la composition du son (visage, mandibule, lèvres, bras, côtes, dos : tout s’exhibe qui mène à sa fabrication !) est art autant que le son lui-même. La première impression est certes perturbante : « Cecilia, sors de ce corps ! », se prend-on à penser, tant la Bartoli se reconnaît dans ces traits serfs de la technique, tout comme dans une musicalité frôlant la préciosité, et jusqu’à certaines inflexions du timbre. Mais rapidement la cohérence du tout s’impose, saisissante, et l’on adhère à cette proposition singulière par la seule force de ses qualités. D’abord, et contrairement au modèle bartolien, ce travail physique n’apparaît pas tendu : complexe, certes, mais malléable, et n’oblitérant jamais l’attitude ardente de pur-sang à peine bridé de l’interprète. Ensuite, la matière vocale est d’or, sorte de quatrature du cercle du contre-ténor. La tessiture est hallucinante, tout comme sa maîtrise : deux octaves et demie pleinement données en ce soir du 9 octobre, allant de graves qu’un baryton ne renierait pas à des aigus de chair et de brillance à faire pâlir les sopranos, via un passage de registres tout simplement idéal – sans faiblesse côté voix de tête ni écrasement côté voix de poitrine, bref, celui dont rêveront toutes les mezzos… Le timbre est suave mais ample, sans aucune verdeur ou acidité, l’assise, puissante, les aigus, d’une facilité déconcertante – les attaques sur le souffle, comme sorties d’un nuage. Et la technique, virtuose, au service de l’expression : des sauts de deux octaves pour ouvrir les abîmes (« Nel profondo cieco mondo » d’Orlando furioso), des roulades et traits jubilants (« Dopo notte » d’Ariodante), mais aussi l’intensité dramatique (cantate « Cessate, omai cessate » de Vivaldi) ou bien le désespoir à fleur de peau : « Scherza infida » d’Ariodante se tend comme un fil prêt à se rompre, se suspend en apesanteur et vous happe dans son vertige – les applaudissements explosent alors bien trop tôt. Mais disent l’enthousiasme – au sens propre, puisqu’un divo l’inspire.

C.C.