OEP488_1.jpgChristine Rice (Lucrèce) et Matthew Rose (Collatinus).

Après s’être rodée avec le Glyndebourne Tour en 2013, la production du Rape of Lucretia selon Fiona Shaw abordait cette année le Festival proprement dit, quasiment 70 ans après la création de l’ouvrage dans ce même Festival, le 12 juillet 1946. La générosité fébrile des applaudissements qui accueillaient la dernière représentation de la série, le 19 août, plus nourris et tenaces qu’à l’habitude en ce théâtre – que l’on ne quitte que par un dernier train attrapé in extremis ou un dernier embouteillage subi in extenso –, disait à la fois la réussite d’une production et la qualité de l’émotion qu’elle avait su nourrir. Il faut dire que la conjonction des énergies et des esprits, entre direction musicale, mise en scène et interprétation vocale, cimente un projet où l’on sent une équipe engagée aussi bien humainement qu’artistiquement.

Voir Leo Hussain suivre de près chaque chanteur, vivre avec lui sa partie, proférer même les passages parlés, relève de l’émotion autant que de l’admiration : sa direction âcre et pourtant claire, d’une énergie désespérée et d’un trait de gravure, cisèle un Britten qui vous entraîne comme un vortex imparable. Sur le plateau, les huit chanteurs composent une équation parfaite. Même les deux rôles secondaires des servantes de Lucrèce sont impeccablement menés et complémentaires : Louise Alder, Lucia lumineuse et un rien enfantine, face à Catherine Wyn-Rodgers, plus charnelle et maternelle. Dans le rôle des commentateurs distancés et pourtant eux aussi emportés dans la spirale infernale, Allan Clayton impose un Chœur masculin au lyrisme égaré et à l’engagement panique, et Kate Royal, un Chœur féminin de haute allure et de charge empathique poignante. Les soldats romains possèdent à la fois la puissance mâle de timbres mordants et une fêlure intérieure propre : Michael Sumuel est un Junius au bord du précipice, et l’émouvant Collatinus de Matthew Rose semble avoir déjà lâché prise. Face à eux, le Tarquinius de Duncan Rock est d’autant plus terrifiant que son physique est séduisant ; hautement testostéronée tant vocalement que physiquement, leur première scène en trio augure du drame à venir et Rock y imprime la rage de timbre d’un conquérant sans foi ni loi. Lucretia, enfin, est servie par la magnifique Christine Rice : présence intime et saisissante, dignité du chant, tout y dessine un portrait complet et une présence marquante dont on suit le destin avec stupeur.

Pour chacun, la direction d’acteurs de Fiona Shaw sait doser le geste et le détail pour éviter le débordement caricatural – qu’il soit celui du violeur ou de sa victime. Nourri de mille idées jamais appuyées mais d’une justesse confondante – les lettres de Lucretia que Collatinus lit au front, la tendresse du couple, l’enfant qui leur est né… –, ce travail fait émerger des êtres à la vérité immédiate et complexe. De même, l’impalpable chorégraphie qui lie les personnages historiques aux deux Chœurs, leur interaction muette et perçue du seul public, contribue à élargir le réseau des échanges sensibles et émotionnels, tout comme à rapprocher l’histoire ancienne de ses relecteurs modernes. Là encore, Fiona Shaw a su tirer tout le suc de ce drame exposant des soldats au front et leurs femmes à l’arrière – rappelons que Le Viol de Lucrèce a été créé en 1946, dans l’immédiat après-guerre –, des personnages antiques et des commentateurs-observateurs. Très subtilement, les costumes de Nicky Gillibrand dessinent un temps indéfinissablement « entre », entre Antiquité et modernité, entre casque romain et camouflage kaki. Tout aussi subtilement, le décor de Michael Levine glisse de la tente militaire au carré de fouilles archéologiques : le logis de Lucrèce et Collatinus s’y dessine, au sol, par ses seules fondations émergeant du passé sous les mains du Chœur qui grattent l’humus fiévreusement. Ainsi émergeront les fantômes, ainsi émerge l’irrépressible bouleversement d’une histoire ancestrale revécue devant nous parce que reconvoquée par ses narrateurs mêmes, ainsi s’opère la catharsis d’une tragédie que Fiona Shaw sublime en l’exhumant du tombeau. La dernière image parvient même à rendre justice à l’épilogue chrétien de la partition, sans paraître le moins du monde exogène ou artificielle : chapeau bas.

C.C.

Egalement vus au Festival : L’Enfant et les Sortilèges et L’Heure espagnole.


OEP488_2.jpgPhotos : Robbie Jack.

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