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Georg Zeppenfeld (le Roi Marke) et Stephen Gould (Tristan).

 

Règlements de comptes à Wagner Corral

 À Bayreuth, rien n’est jamais simple : en ce début d’été 2015, la famille Wagner – assurément ce que le compositeur aura légué de plus agité au monde – y aura donné une fois encore le fascinant spectacle de ses déchirures récurrentes avec l’éviction d’Eva Wagner – certes partante mais interdite de Colline verte avant terme. Des manières bien dans la tradition de cette famille d’« Atrides » – dixit sa cousine Nike Wagner.

On aura eu droit aussi à la création d’un poste de directeur musical taillé sur mesure pour Christian Thielemann, sur fond de combat des chefs (lui versus Kirill Petrenko, grand gagnant de la lutte pour la direction du Philharmonique de Berlin) et de changements de distributions à vue (Lance Ryan remplacé en Siegfried par Stefan Vinke, Anja Kampe abandonnant Isolde). Tout cela avec démentis et sourires de circonstances.

Ajoutons les reproches – amplement justifiés – adressés par Nike Wagner à la rénovation/extension du Musée de la villa Wahnfried lors de son inauguration après cinq ans de fermeture et 20 millions d’euros de dépenses : l’auguste maison de Wagner, transformée de 1973 à 1976 en un premier musée très chaleureux, a définitivement perdu son âme et la majorité de ses collections si attachantes. Ceux qui en aimaient le foisonnement, l’encombrement même, en seront désormais pour leurs frais dans des salles toutes blanches, froides, à la mode mais bien vides, où les meubles et tableaux perdus sont des maquettes sous housse, où les tapis et tissus si typiques de l’époque ont disparu, où le condensé est devenu la règle, comme pour accueillir des visiteurs pressés et non curieux de détails. L’histoire du Festival, désormais installée au sous-sol de l’élégante aile nouvellement construite, est réduite à quelques vitrines de costumes, à un mur de photos des chefs bien alignées – les fameuses maquettes de décors étant, elles, entassées sur cinq niveaux, devenant ainsi invisibles à 50 cm ou 3 m du sol… Quant à la maison de Siegfried Wagner, bien vide elle aussi, elle offre quelques vidéos assez pauvres sur la présence du Führer à Bayreuth. D’information précise, de commentaire, de mise en abyme historique ou artistique, d’esprit simplement, il n’y a plus rien. Et l’on a oublié partout que l’allemand n’est peut-être pas la seule langue utilisable dans un musée qui se voudrait de rayonnement international.

Tristan et Isolde (18 août)

On en aurait presque perdu de vue que, côté héritage musical, le sujet principal était le 150e anniversaire de la création de Tristan et Isolde à Munich, le 10 juin 1865. Les sœurs Wagner auront au moins prévu l’événement de longue date, alors qu’en 1965, pour le centenaire, les frères Wagner l’avaient tout simplement occulté, faute de distribution alternative possible à l’équipe du nouveau Ring de Böhm initié cette année-là. Cette fois, pareille hésitation ne saurait être de mise, aucune distribution majeure ne s’imposant dans l’équipe bayreuthienne pour le Ring ou Tristan, nombre de grands noms du chant wagnérien restant toujours fort éloignés de la Colline verte. Alors, tout en espérant une somptueuse leçon d’orchestre de Thielemann, les wagnériens, très généralement secoués par la production – iconoclaste s’il en fut – des Maîtres chanteurs de Katharina Wagner, attendaient avec inquiétude le nouveau produit de cette apôtre locale du Regietheater, inaugurant avec ce Tristan la seconde partie d’un règne absolu et solitaire prévu jusqu’en 2020, année où l’arrière-petite-fille de Wagner devrait produire le Ring avec le même Thielemann. Hélas, des deux côtés, la déception a été au rendez-vous.

Assurément, Katharina aime les loosers. Voyez Beckmesser, dans ses Maîtres, considéré comme précurseur du dadaïsme, tellement plus intéressant pour elle que Walter et Sachs, représentants d’un conformisme bourgeois qu’elle montrait prêt à toutes les compromissions historiques. Cette brillante démonstration inversait les valeurs de l’œuvre, certes, mais ne la déstructurait pas. Pour Tristan, il en va tout autrement, et le travail de sape du mythe est plus pernicieux : c’est Marke qui en devient la figure centrale – lui, le grand perdant de l’histoire selon Richard, puisque Tristan et Isolde trouvent leur union absolue dans la mort alors que lui reste seul, belle figure de pardon altruiste. Mais le Roi de Katharina sera tout autre : jaloux, méchant, cruel, il ne pardonnera rien.

Résumons alors le propos tel qu’on nous le présente : les deux héros s’aiment, c’est un fait. Au Ier acte, dans les escaliers et coursives mobiles d’un labyrinthe piranésien, Brangäne (obsédée par le voile virginal qu’Isolde déchirera autant qu’elle le pourra) et Kurwenal (incapable de contenir son maître) font tout pour empêcher l’inévitable rencontre-catastrophe qui exposerait au monde un amour interdit puisque la belle est promise au roi. Précautions inutiles : bien avant la scène 5, le baiser aura eu lieu, explicite, et sera réitéré pour la scène du philtre dès les retrouvailles des deux amants… qui auront versé à terre ce breuvage dont ils n’ont nul besoin – mais qu’ils ne cesseront d’évoquer aux cours des deux actes suivants, c’est Wagner qui le dit et le met en musique. C’est dire si le hiatus entre partition/livret et ce qu’on propose comme récit est immense.

L’affront étant public, c’est dans un cul de basse-fosse que s’ouvre l’acte II, sous les yeux de Marke et Melot faisant manœuvrer projecteurs et herses d’inox pour mieux confondre les amants qu’on aura amenés là avec quelque violence, l’un après l’autre, chacun avec son serviteur attitré. Ils auront beau rêver de leur union idéale et de leur mort consolatrice sous la protection d’un drap tendu dans un coin, tandis que Kurwenal tentera en vain de s’échapper et que les alarmes de Brangäne sembleront bien hors sujet, Marke finira par se saisir de son coupable neveu pour lui chanter, dans son fameux récit, sa haine (mais c’est tellement plus banal, un jaloux d’opéra) et passer enfin à Melot le poignard fatal, non sans avoir exposé le type de rapport qu’il propose à Isolde : la fellation.

A l’acte III, on revient d’abord à l’usage, rien ne se prêtant ici aux ruptures : Tristan délire, de vision en vision d’Isolde apparaissant dans des écrins triangulaires ici et là. En forme, d’ailleurs, Tristan qui, sortant du coma, est debout une minute plus tard et ne saura plus vraiment quoi faire du reste de sa scène dont la merveilleuse progression sera ainsi gâchée très tôt. On verra finalement qu’en fait on n’a pas quitté la prison du II, que la lumière révèlera quand Marke fera assassiner les partisans de son neveu et entraînera sans ménagement Isolde – ni morte, ni transfigurée – vers une vie de souvenirs attristés.

Que reste-t-il alors de Tristan, de ce que dit le texte, de ce que narre l’orchestre, de ce que commente le jeu des leitmotives ? Katharina Wagner, occupée à faire entrer au forceps son Konzept dans l’œuvre de son aïeul, semble en permanence régler ses comptes avec un héritage qui ne lui plaît que détourné, comme pour nous dire finalement que Wagner était mauvais dramaturge. Si l’on n’accepte pas cette prétention au renversement des valeurs – et plus encore à la banalisation systématique de l’œuvre (déjà sensible chez Marthaler en 2005, mais lui au moins respectait encore le cadre) –, le spectacle devient vite exaspérant, insupportable. Fermera-t-on alors les yeux pour retrouver au moins la magie de la partition ?

Las, la direction de Thielemann n’aide guère : certes, l’orchestre est magnifiquement galbé, les sonorités sont somptueuses, le chef allemand sachant mettre en relief toutes les splendeurs de la partition. Mais côté drame, c’est une autre affaire : l’action scénique semble le désintéresser, concentré qu’il est sur sa fabrique sonore. Exemple au prélude du III. On entendit ici Böhm créer une tension irrépressible, sur la durée comme sur l’instant, créant ainsi une nostalgie, une tristesse, une désespérance absolues. Rien de cela cette fois, tout semble plat, beau mais vide, sans contenu expressif. Même le cor anglais qui prend bientôt le relais reste sans épaisseur dramatique. Toute la soirée sera ainsi dépourvue de la tension, du lyrisme, du feu que l’on attend, sacrifié à l’esthétisme seul.

Difficile alors pour les chanteurs de transcender leur incarnation des amants absolus… or c’est pourtant là qu’on aura entendu de quoi marquer le souvenir. Triomphateur incontestable, Stephen Gould offre l’un des plus beaux Tristan qu’il soit possible d’entendre aujourd’hui : timbre racé, chant parfait, entre puissance impressionnante et allégements raffinés, vision intérieure sensible, l’interprète vocal est majeur, investi et capable de tenir la durée sans faiblir le moins du monde. L’inspiration supérieure, l’expression scénique demanderaient un autre environnement pour convaincre vraiment, d’autant que l’acteur est lourd et peu naturel ; mais ni la mise en scène, ni le chef, ni même sa partenaire ne peuvent l’aider. Car l’Isolde d’Evelyn Herlitzius pose autrement problème : la voix n’a pas de telles beautés qu’elle puisse séduire par le timbre ou par l’art du chant, l’engagement est son seul parti possible. Mais là faut-il encore tenir… or le cri règne souvent sur ses interventions. Voici cependant que son premier acte se défend, sans splendeurs mais avec une réelle maîtrise du vibrato, une vraie tenue des aigus, un grave qui se dérobe peu. Heureuse surprise, atténuée par une présence vive mais pas vécue – on l’a vue autrement saisissante dans Elektra, bien sûr. Au duo de l’exaltation, la catastrophe semble hélas consommée : justesse défaite, hurlements, tout devient pénible. Mais les tenues extatiques de la fin du duo, les délicatesses de la réponse à Tristan retrouvent des lignes autrement maîtrisées. Et la Mort est d’une qualité musicale qu’on ne peut que saluer, saisi surtout par une présence qui installe enfin l’émotion dans ce spectacle si glacé.

Alentour, on aura apprécié le Marke magnifique de Georg Zeppenfeld, acteur et chanteur incontournable désormais, le Kurwenal plus que solide de Iain Paterson, Christa Mayer, imposante et chaleureuse Brangäne – qu’on s’obstine à faire passer pour la bêtasse de service –, et le bon Melot de Raimund Nolte. Mais on aura rarement entendu voix aussi ingrate que celle de Tansel Akzeybek pour le jeune Marin et le Pâtre.

Cent-cinquantenaire de Tristan à Bayreuth : une soirée irritante, ennuyeuse, interminable tant elle offre d’insatisfaction, avec quelques éclairs heureux cependant. Force est de constater que cette production a connu un accueil favorable du public comme de la presse allemande et qu’en ce cinquième soir elle reçoit une ovation – pas plus de 10 minutes désormais : qu’on est loin des années soixante ou soixante-dix !

Lohengrin (16 août)

Car c’est bien là le Bayreuth d’aujourd’hui. Froid, sans émotion, toujours en retrait par rapport à la nature même des œuvres. Voyez le Lohengrin de Hans Neuenfels, vitupéré en 2010, aujourd’hui ovationné – de la même courte façon. De fait, la soirée le mérite, et c’est le meilleur spectacle qu’on puisse croiser aujourd’hui au Festival. Sur la mise en scène, magnifique mais elle aussi sans émotion aucune et qui n’a pas évolué depuis sa création, on ne redira rien qu’on n’ait écrit dans L’ASO n° 258.

La distribution fait aussi les beaux soirs de Bayreuth depuis six ans, puisque Klaus Florian Vogt, égal à lui même – chant droit, peu expressif mais toujours gagnant à l’acte III – avait déjà sauvé le spectacle la première année lors des retraits de Jonas Kauffmann, que la belle Elsa d’Annette Dasch reste toujours sans magnétisme, hélas, que le Héraut puissant de Samuel Youn est ici un peu fatigué d’avoir chanté le Hollandais la veille. Nouveau depuis, et perte réelle, le roi de Wilhelm Schwinghammer qui n’a ni les ombres, ni les beautés de timbre ou la technique de Zeppenfeld en Roi ; mais gain, en revanche, avec le Telramund de Jukka Rasilainen, adéquat, et surtout avec l’Ortrud de Petra Lang qui se défonce sans peine, toutefois sans atteindre à l’exceptionnel comme parfois en ce rôle où elle peut être absolue. Déception, malaise d’un soir qui sera d’ailleurs corrigé à l’acte III : les chœurs masculins, flous, pas tenus, pas tendus.

La nouveauté, en fait, c’est la présence dans la fosse d’Alain Altinoglu, reprenant la baguette à Andris Nelsons. Rude concurrence, tenue d’ailleurs de belle façon : timbres et couleurs, rythmes et allant, sa leçon sera plastique avant tout. Il nous gratifie ainsi d’une arrivée du cygne élégante, légère et lumineuse, loin des bombardements choraux et orchestraux qu’on y entendit trop souvent même ici. Mais il n’aura pas réussi à porter de bout en bout la tension architecturale de chaque acte, proposant plus souvent de beaux fragments sans continuité forte (le point fort de Nelsons, très unitaire). Ainsi gardera-t-on par exemple le souvenir d’un magnifique prélude du III, contrairement aux deux tunnels que peuvent être les grands ensembles choraux des actes I (la prière) et II (la fin de la scène devant la cathédrale), si difficiles à organiser et ici particulièrement désordonnés. Mais le bilan est vraiment positif.

Bayreuth demain ?

Ce sera le nouveau Parsifal de Nelsons et Uwe Eric Laufenberg (avec Vogt, en 2016), puis suivront Les Maîtres confiés à Philippe Jordan et Barrie Kosky, Lohengrin par Thielemann et Alvis Hermanis (pour lequel on annonce Anna Netrebko et Roberto Alagna), Tannhäuser en 2019, le Ring en 2020… La directrice en aura peut être fini avec ses règlements de comptes personnels. Assurément, le paysage aura totalement changé en moins d’une décennie, c’est l’usage. En bien ou en mal ? la question est d’importance pour un Festival naguère encore inaccessible, et pour lequel on trouve désormais bien plus aisément des places, le public se précipitant plus lentement à la fête : le Tannhäuser désastreux de Sebastian Baumgarten n’aura tenu que quatre ans, faute de spectateurs attachés à s’y confronter, le Ring de Castorf a beau être salué par la presse germanique, il est de plus en plus difficile à vendre, son seul absolu mérite restant la direction d’orchestre de Petrenko… qui cède la place à Marek Janowski, dont on sait l’aversion pour le Regietheater. Mais Bayreuth n’est pas à une contradiction près. Pour sauver ce qui doit l’être ?

P.F.

Notre édition de Tristan et Isolde : L’Avant-Scène Opéra n° 34-35 (mise à jour : 2011)

et celle de Lohengrin : L’Avant-Scène Opéra n° 272 (2013)


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Lohengrin. Photos : Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath.

Ce sera le nouveau Parsifal de Nelsons et Uwe Eric Laufenberg (avec Vogt, en 2016), puis suivront Les Maîtres confiés à Philippe Jordan et Barrie Kosky, Lohengrin par Thielemann et Alvis Hermanis (pour lequel on annonce Anna Netrebko et Roberto Alagna), Tannhäuser en 2019, le Ring en 2020… La directrice en aura peut être fini avec ses règlements de comptes personnels. Assurément, le paysage aura totalement changé en moins d’une décennie, c’est l’usage. En bien ou en mal ? la question est d’importance pour un Festival naguère encore inaccessible, et pour lequel on trouve désormais bien plus aisément des places, le public se précipitant plus lentement à la fête : le Tannhäuser désastreux de Sebastian Baumgarten n’aura tenu que quatre ans, faute de spectateurs attachés à s’y confronter, le Ring de Castorf a beau être salué par la presse germanique, il est de plus en plus difficile à vendre, son seul absolu mérite restant la direction d’orchestre de Petrenko… qui cède la place à Marek Janowski, dont on sait l’aversion pour le Regietheater. Mais Bayreuth n’est pas à une contradiction près. Pour sauver ce qui doit l’être ?
Ce sera le nouveau Parsifal de Nelsons et Uwe Eric Laufenberg (avec Vogt, en 2016), puis suivront Les Maîtres confiés à Philippe Jordan et Barrie Kosky, Lohengrin par Thielemann et Alvis Hermanis (pour lequel on annonce Anna Netrebko et Roberto Alagna), Tannhäuser en 2019, le Ring en 2020… La directrice en aura peut être fini avec ses règlements de comptes personnels. Assurément, le paysage aura totalement changé en moins d’une décennie, c’est l’usage. En bien ou en mal ? la question est d’importance pour un Festival naguère encore inaccessible, et pour lequel on trouve désormais bien plus aisément des places, le public se précipitant plus lentement à la fête : le Tannhäuser désastreux de Sebastian Baumgarten n’aura tenu que quatre ans, faute de spectateurs attachés à s’y confronter, le Ring de Castorf a beau être salué par la presse germanique, il est de plus en plus difficile à vendre, son seul absolu mérite restant la direction d’orchestre de Petrenko… qui cède la place à Marek Janowski, dont on sait l’aversion pour le Regietheater. Mais Bayreuth n’est pas à une contradiction près. Pour sauver ce qui doit l’être ?