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Consacrée par l’usage, l’expression « le compositeur de Ciboulette » fait oublier que Reynaldo Hahn n’a abordé le genre léger qu’à l’orée de la cinquantaine, comme une gageure que ses précédents ouvrages lyriques, L’Île du rêve, La Carmélite et Nausicaa, ne laissaient pas présager. La création simultanée, en 1935, du Marchand de Venise au Palais Garnier et d’une septième opérette, Malvina, à la Gaîté-Lyrique, offrit donc l’occasion à ses détracteurs de le rabaisser au rang de petit maître tandis que ceux qui l’appréciaient à sa juste valeur rappelaient que l’opéra ne doit pas nécessairement être un genre ennuyeux et que la partition de Reynaldo Hahn avait précisément conservé toute sa légèreté cruelle à la comédie de Shakespeare. Le Juif Shylock en est, certes, la victime, mais il est tout aussi condamnable pour son inhumanité que les autres protagonistes qui se jouent de lui. Nul n’en sort indemne mais tout finit bien.

Pour autant, le Marchand de Venise qui, avec une cinquantaine de représentations, a fait une carrière plus qu’honorable à l’Opéra de Paris jusqu’en 1950, n’est pas un ouvrage facile. Sa durée — 4 heures hors entractes — a entraîné de larges coupures dès la création, intimide l’auditeur, comme une richesse d’invention qui ne s’apprécie que très partiellement à première audition, exception faite des airs de Shylock et de Portia, de quelques ensembles ou de la scène du procès.

La reprise cruellement mutilée, salle Favart en 1979, fut un coup d’épée dans l’eau. Aussi faut-il souligner la tranquille audace de l’opéra de Saint-Étienne qui, en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane, centre de musique romantique française, a choisi de présenter, dans le cadre de la 12e Biennale Massenet, une version légitimement écourtée (3 h 40, entractes compris) et servie par une jeune distribution francophone. Rayonnante Portia, Gabrielle Philiponet trouve en Isabelle Druet (Nerissa) une parfaite complice ; autre couple : Frédéric Goncalvès (Antonio) ne pâlit pas face à son bourreau, Pierre-Yves Pruvot (Shylock), irrésistible de présence comme de timbre. Les trois garçons, Gratiano (François Rougier), Bassanio (Guillaume Andrieux) et Lorenzo (Philippe Talbot), la coquette Jessica (Magali Arnault-Stanczak) et les rôle secondaires n’appellent que les applaudissements dont le public n’a pas été avare. Il faut louer aussi la belle tenue de l’Orchestre Symphonique et du Chœur Lyrique de Saint-Étienne Loire qui, sous la direction de Franck Villard attentive à une foule de détails, ont rendu justice à cette œuvre fleuve. Le premier cor mérite une mention particulière pour son grand solo et le saxophone, pour son intégration toujours délicate à la texture d’ensemble.

La mise en scène d’Arnaud Bernard reste le point faible de cette production. On s’étonne, une fois de plus, qu’un violoniste de formation ait si peu le sens du rapport nécessaire entre la pulsation musicale et la direction d’acteurs : les protagonistes courant en tous sens, gesticulant pour appuyer chaque mot, « surjouent » en permanence. En pure perte sauf dans la scène du procès. Comme cela ne les aide pas à chanter avec grâce, c’est tout un aspect de l’œuvre, capital aux yeux du compositeur, qui disparaît. À en juger par le défilement continu d’images filmées dans des camps de concentration (en Allemagne et en Palestine, pour faire bonne mesure !), le metteur en scène a voulu mettre l’accent sur ce que Reynaldo Hahn avait laissé à l’arrière-plan alors que, d’ascendance germanique et juive, il ne pouvait pas y être insensible dans les années trente. Mais cela n’entrait pas dans son projet, conçu en 1906 à Salzbourg où il dirigeait Don Giovanni dans l’esprit d’une « comédie-féerie ». À mille lieues, donc, de la vision expressionniste d’Arnaud Bernard.

Peu importe d’ailleurs, car cette reprise a prouvé la vitalité d’un ouvrage qui, comme Henry VIII de Saint-Saëns dont il semble se souvenir, comme Le Roi Arthus de Chausson voire comme Œdipe d’Enesco, a peu de chance d’entrer au répertoire, mais ne se laissera pas oublier. Le chapitre que lui consacre Philippe Blay dans le recueil Reynaldo Hahn, Un éclectique en musique tout juste paru est particulièrement riche d’informations et de perspectives.

G.C.


OEP468_2.jpgPhotos : Cyrille Cauvet.