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Photo Alexandre Ah-Kye.

Les opéras de Salieri ne lui ont guère survécu. On le comprend aisément à l'écoute de ce Falstaff, pourtant un des rares à avoir connu des reprises périodiques et dont la discographie est assez abondante. La partition fait certes entendre un musicien de métier, capable par intermittences d'étonnantes trouvailles mélodiques, harmoniques, d'orchestration, voire même formelles, mais elle laisse une impression d'éclectisme, avec des changements de registre et des variations de style qui nous promènent des standards de l'opera buffa italien des années 1770 aux premiers linéaments de la commedia du XIXe siècle. Au meilleur d'elle-même, cette musique semble hantée par le souvenir des grandes partitions viennoises de Mozart mais de façon anecdotique et sans que la leçon ait été vraiment intégrée, car le compositeur semble toujours procéder par assemblage et non par synthèse.

L'unité dramatique et musicale qui fait défaut à ce dramma giocoso en deux actes, Camille Germser a cherché à la lui donner en recourant à une transposition radicale dans un univers tape-à-l'œil inspiré des années 1980, quelque part entre Almodovar, La Cage aux folles et Desperate Housewives. Kitsch à souhait et de plus en plus déjantée jusqu'à une scène finale qui évoque subtilement celle du châtiment de Don Giovanni dans un registre complètement funky, la mise en scène se révèle efficace, souvent d'une drôlerie irrésistible, utilisant finement des moyens limités pour créer un espace de jeu en trois aires – l'appartement des Ford, la piaule de Falstaff et une entrée d'immeuble avec boîte à lettres et double ascenseur –, avec des circulations de l'une à l'autre remarquablement exploitées. Les personnages sont bien sûr brillamment caractérisés mais sur un mode entièrement caricatural, avec la vulgarité inhérente à ce monde de bourgeois que l'on devine fraîchement arrivés. Les situations sont gérées avec une remarquable virtuosité théâtrale et une précision digne d'un grand Labiche. Et pourtant... Pourtant, on se demande par moments si, à force d'en rajouter, le metteur en scène ne finit pas par hypothéquer un peu les chances de la musique et de ses réelles qualités d'émerger et d'être entendues. Surtout qu'à cette relecture déjà bien chargée il ajoute celle de surtitres traduits dans un idiome contemporain fort éloigné du texte original et créant une diversion supplémentaire là où les situations du livret suffiraient.

Mais ne boudons pas notre plaisir ! Le plateau se révèle parfaitement au diapason des exigences de la production et de la partition, et nombreux sont les moments qui resteront comme des numéros d'anthologie. Remarquable le Falstaff-rocker ventripotent sur le retour , tout en cuir et en autosuffisance, de Philippe Brocard, à la belle voix de baryton sonore et timbrée. Excellente la Mrs Ford un rien nymphomane de Claudia Moulin secondée par sa complice pousse-au-crime, la Mrs Slender d'Eléonore Pancrazi. Les rôles masculins, incarnés dans un registre plus banal, doivent surtout compter sur leurs qualités vocales pour exister mais aucun d'entre eux n'en manque, même si le difficile rôle de Mr Ford, un ténor d'opera seria, demanderait un chanteur un peu plus aguerri. La performance la plus étonnante reste celle de Maria Virginia Savastano dans sa double imitation de Lola Lola – pour deux duos en sabir germano-italien avec le rôle-titre – et de Donna Summer dans Hot Stuff, un élément totalement exogène et qui sûrement choquera les puristes – mais qui, finalement, n’entrave pas la cohérence du deuxième acte. A noter aussi les multiples métamorphoses du petit chœur incarnant les innombrables personnages extravagants qui ne cessent d'entrer et de sortir des ascenseurs. Le jeune Ensemble Diderot, sur instruments d'époque et remplaçant l'académie du Concert d'Astrée initialement prévue, finement dirigé par Iñaki Encina Oyón, apporte une touche d'authenticité à ce spectacle un peu chargé mais finalement assez jubilatoire et plutôt réussi.

A.C.