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Carlos Natale (Tobe), Majdouline Zerari (Miyagi), Louis Bischoff (Genichi), Benjamin Mayenobe (Genjuro) et Judith Fa (Ohama).

Choisir pour sujet d’un nouvel opéra les Contes de la lune vague après la pluie, film de Kenji Mizoguchi (1953), est à la fois périlleux et judicieux. D’un côté, le souvenir du chef-d’œuvre japonais place haut le degré d’attente – voire l’inquiétude devant l’idée de transposer sur scène et en musique un parangon de l’art cinématographique. De l’autre, les Contes offrent un florilège de bons éléments dramatiques : un formidable réseau de personnages contrastés et de destins croisés, liés par une solide trajectoire narrative et colorés d’atmosphères changeantes : au XVIe siècle, dans un petit village, le potier Genjuro et son beau-frère Tobe rêvent tous deux de partir à la ville – le premier pour prospérer, le second pour devenir samouraï. Miyagi, femme de Genjuro et mère de leur fils Genichi, s’inquiète de cette ambition dévorante, tout comme Ohama, l’épouse de Tobe. Tandis que la guerre menace le village, les deux hommes décident du départ. Peu à peu le groupe familial se délite : Miyagi est laissée en arrière avec l’enfant, Ohama est abandonnée par Tobe parti combattre, Genjuro est séduit par une étrange princesse. Il retrouvera pourtant le chemin du foyer, comme Tobe – mais les retrouvailles seront amères, marquées par les drames qui auront entre-temps frappé les deux femmes.

Signé Alain Perroux – un auteur que les lecteurs de L’Avant-Scène Opéra connaissent bien –, le livret organise clairement les multiples épisodes parfois parallèles de l’action, en scènes brèves aux enchaînements fluides (l’opéra dure 1 h 30, sans entracte). Jamais abscons, le texte alterne agréablement les énoncés : dialogues ou monologues, duos ou ensembles – et l’écriture vocale de Xavier Dayer le rend la plupart du temps hautement compréhensible, chose rare et appréciable. Le compositeur genevois en est à son quatrième opéra de chambre après Le Marin (1999, d’après Pessoa), Mémoires d’une jeune fille triste (2005, d’après Bernardim Ribeiro) et Les Aveugles (2006, d’après Maeterlinck) : après le « drame en âme » de Pessoa, la saudade de Ribeiro et la forêt macabre de Maeterlinck, la poésie onirique et tragique des Contes de Mizoguchi semble une étape cohérente.

Tous les personnages secondaires sont ici confiés à un même interprète, ténor frôlant la haute-contre et parfois travesti : cette ambiguïté sied bien à ces figures qui, toutes, sont des agents du drame : l’Homme sur le bateau qui prophétise la catastrophe, l’Armurier qui vend à Tobe son vêtement de samouraï, la Nourrice de la princesse qui attire à elles leur victime… Malgré quelques aigus tirés au soir de la première, David Tricou habite avec brio ses avatars inquiétants. Les protagonistes, eux, déploient une palette de tessitures complémentaires : soprano aigu pour Ohama et son dépit tranchant (remarquable Judith Fa, dont les interventions parlées parviennent à s’intégrer harmonieusement dans le flux chanté) ; mezzo profond pour Miyagi et sa maternelle sagesse (le timbre voluptueux de Majdouline Zerari s’y épanouit sans jamais accrocher le passage des registres) ; entre les deux, la princesse Wakasa est un soprano lyrique (Luanda Siqueira lui ajoute des talents de danseuse qui contribuent à la séduction du personnage) ; ténor pour Tobe, dont la part comique de Matamore est indéniable (Carlos Natale, s’il est le seul à laisser entendre un accent, est néanmoins idoine) ; baryton pour Genjuro, victime autant que coupable de la tragédie en cours et qui porte le drame de bout en bout (Benjamin Mayenobe réussit une très belle et touchante incarnation).

Tous sont portés par une écriture instrumentale à la fois impérieuse et ciselée, aux gestes nets usant de façon virtuose de l’ensemble de timbres réunis sous la baguette de Jean-Philippe Wurtz – peut-être les interludes pendant les changements de scène ont-ils besoin d’un timing plus fluide : ce sont les seuls moments où le fil du tissu musical, fosse et plateau mêlés, manque de se rompre. La partition de Xavier Dayer s’ouvre sur un intervalle de triton – celui des illusions factices de Genjuro et Tobe, des désirs éperdus, du point de séparation atteint par les deux couples. Elle se referme non sur une consonance – les Contes se replient sur des blessures trop inguérissables pour signer le bonheur retrouvé – mais sur une seconde : dissonance encore, mais rapprochement des êtres et des âmes par delà les épreuves, comme le frottement à la fois rassérénant et douloureux du souvenir. Xavier Dayer et Alain Perroux réussissent à trouver un équivalent opératique à l’étrangeté surnaturelle qui fait tout le goût du film de Mizoguchi – où la frontière floue entre le réel et l’au-delà s’incarne sous la forme de spectres féminins plus vrais que nature. Chant à bouche fermée ou harmoniques de cordes sont d’ailleurs autant de modalités de jeu qui se glissent dans cet interstice mystérieux et y font résonner un ailleurs flottant.

Pour la création de ces Contes de la lune vague après la pluie, c’est l’ombre de Patrice Chéreau qui semble flotter aussi auprès d’une équipe constituée de ses fidèles partenaires. La scénographie de Richard Peduzzi, qui se refuse justement à toute évocation du Japon, rend universels l’histoire et ses personnages ; ses maisons épurées à l’essentiel, que le petit Genichi assemble en miniature, rappelleraient plutôt les cubes mobiles de Wozzeck – Vincent Huguet, le metteur en scène qui fut l’assistant de Patrice Chéreau, sait bien ce qui se cache derrière cet enfant autour duquel le drame se déroule. Avec les superbes éclairages de Bertrand Couderc, Peduzzi parvient même à donner de saisissants moments d’irréalité : le château de la princesse, d’abord jeu d’ombre puis s’incarnant monstrueusement et comme par magie, en est un saisissant exemple. Mais le théâtre que Vincent Huguet réunit autour de lui est aussi un théâtre d’artifices assumés, où la poésie naît du peu : à nouveau grâce aux lumières et aux effets de brumes, la traversée du lac et son embarcation de fortune – qui roule à vue sur le plateau – ne sont pas sans rappeler Mnouchkine et ses visions dantesques forgées de bouts de ficelle. Dans les détails de la scénographie comme dans les costumes de Caroline de Vivaise, tout de nuances de gris, les teintes éclatantes sont réservées à l’ailleurs, au danger, à la séduction : les boutiques du marché, le palanquin d’Ohama devenue prostituée, la robe rouge vif de la princesse Wakasa : coloris captivants comme le sont les lumières pour le papillon, quand le monde de Genjuro et des siens a la couleur de la glèbe dont il fait ses poteries.

Quand Genichi prend la place de sa mère auprès du tour de son père, l’émotion est palpable. Comme les fantômes, et comme la réussite d’un ouvrage et d’une réalisation où l’humilité de la démarche – se gardant bien de vouloir prouver quoi que ce soit à propos du genre opéra – parvient à la belle simplicité d’une céramique sortant du four.

C.C.

Les Contes de la lune vague après la pluie sont une production Opéra de Rouen Haute-Normandie / La Fondation Royaumont, coproduction Opéra-Comique où ils seront donnés les 18 et 19 mai prochains.


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Carlos Natale (Tobe), Benjamin Mayenobe (Genjuro) et Judith Fa (Ohama). Photos : J. Pouget.