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Georg Nigl (Lenz),  Henry Waddington (Oberlin) à l'Opéra de Stuttgart (coproducteur du spectacle).

L’enfant prodigue de Wozzeck

Un cri. Désespéré, inhumain, expressionniste. Et un homme qui se précipite violemment des cintres du théâtre et tombe sur la scène, ange déchu condamné à partager la condition humaine. L’incipit de Jakob Lenz, « opéra de chambre » de Wolfgang Rihm, ne pourrait être plus violent, agressif – et attachant. Sur la vaste scène de La Monnaie de Bruxelles, où il vient d’être joué et applaudi par un public aussi nombreux qu’attentif, ce cri retentissant devient la synthèse d’un siècle « court », le XXe, mais qui regorge d’événements historiques ; et de son rapport, souvent assez controversé, avec le passé.

Le cri devient l’issue ultime et inévitable d’un parcours dramaturgique librement inspiré par la vie et l’œuvre de Jakob Michael Reinhold Lenz, l’une des figures-clés de la littérature allemande préromantique, protagoniste à part entière de la saison acérée et virulente du mouvement Sturm und Drang. Car Lenz est un personnage au destin schizophrénique : lui-même auteur d’un théâtre qui se passe de la beauté néoclassique pour « se mêler aux hommes » et copier tout un microcosme, beau mais surtout laid, « créé par le bon Dieu » ; mais en même temps objet d’une analyse psychiatrique avant la lettre, fixée dans le journal rédigé par le pasteur alsacien Johann Friedrich Oberlin, qui constitue le point de départ pour la nouvelle Lenz de Georg Büchner. Réalité et fiction, objectivité narrative et subjectivité psychologique se mêlent dans un récit passionnant, sismographe éloquent et sensible d’une âme accablée par toute la douleur du monde.

Or c’est justement ce dualisme angoissant qui est au centre de la mise en perspective assurée par le regard inquiet – et justement inquiétant – d’Andrea Breth. Avec sa fidèle équipe – Sergio Morabito, Martin Zehetgruber, Eva Dessecker et Alexander Koppelmann signent la dramaturgie, les décors, les costumes et les éclairages du spectacles – l’artiste allemande frappe par la force de pénétration de son jeu théâtral, qui parvient à visualiser la complexité du personnage et ses déchirures. Ainsi Lenz habite au départ un état de nature gris, moite, pesant ; avant d’accepter l’invitation du bon pasteur qui l’emprisonne parmi les parois de sa maison – pire encore, dans une niche de sa gigantesque librairie, beaucoup trop semblable à celle funéraire qui l’attend. Dans ces emboîtements progressifs, dans l’opposition entre nature et culture, Lenz perd progressivement sa raison et devient spectateur de ce qu’il perçoit dans son for intérieur – et qui est représenté sur la scène par son double. Ainsi se produit un effet de miroir déformant et vertigineux : pour Lenz qui se reflète – souvent sans se reconnaître – dans son alter ego et dans les voix qu’il entend ; et pour le spectateur, séparé de la scène par un rideau translucide, diaphragme transparent installé pour mettre à nu les égarements compulsifs du personnage. A la fois poétique et concrète, subtile et péremptoire, Breth impose la beauté plastique, toute la noirceur verdâtre d’un voyage d’hiver qui n’est pas sans évoquer les solitudes de la peinture de Friedrich ou des Lieder de Schubert.

Le cri résonne, amplifié, dans la fosse. A la tête d’un effectif de onze instrumentistes, Franck Ollu s’est d’abord penché sur la logique d’une partition élaborée selon des règles très strictes ; mais a ensuite laissé souffler un maelström sonore où le jeu de références – de Bach à Mozart, d’Alban Berg à Luigi Nono – s’avère parfaitement maîtrisé. Lyrisme et liberté dramatique cohabitent ainsi dans un équilibre dynamique idéal, qui a pu certes bénéficier de la présence du compositeur – tout récemment décoré du prestigieux Grawemeyer Award pour la composition musicale – lors des dernières répétitions du spectacle. Mais on y perçoit, surtout, la quête d’une perfection inaccessible et la nostalgie d’un monde révolu, le désir inassouvi de retrouver le chemin de la nature, d’une part, et la constatation des dégâts provoqués par l’avancée de la civilisation, de l’autre : nous faisant partager le chemin de croix de Lenz, petit-fils de Wozzeck, brebis égarée d’un troupeau sans pasteur ni dieu.

Alors le cri devient polyphonique, sur une scène où tout un pan de Voix – non seulement intérieures – se fait l’écho d’une nature personnifiée, de personnages imaginés ou tout simplement rêvés. Un autre Capitaine, un autre Médecin surveillent ce soldat de la poésie : Oberlin, auquel la basse britannique Henry Waddington prête toute la solidité austère de ses moyens vocaux ; et Kaufmann, qui trouve en John Graham-Hall un interprète majeur, toujours juste et rationnel – et pour cela même halluciné et hallucinant. Mais c’est surtout à Georg Nigl que l’on doit un Lenz absolument magistral : pour l’adhésion à une écriture vocale qui s’étend du Sprechgesang au falsetto blanchi et suraigu ; pour l’intériorisation d’un parcours soutenu par un engagement physique tout simplement époustouflant, terrorisant, émouvant ; pour avoir habité les régions de la folie, du désarroi et de la perversion, de cet enfer qui brûle en chacun de nous et l’engloutit sans pitié, sans merci.

G.M.


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Georg Nigl (Lenz) à l'Opéra de Stuttgart (coproducteur du spectacle). Photos : Bernd Uhlig.