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Daniel Behle (Don Ottavio), Sophie Marin-Degor (Donna Anna), Miah Persson (Donna Elvira), Serena Malfi (Zerlina), Nahuel Di Pierro (Masetto) ; au premier plan : Markus Werba (Don Giovanni) et Robert Gleadow (Leporello).

 

La dernière production mozartienne de Stéphane Braunschweig au Théâtre des Champs-Elysées (Idoménée, 2011) nous avait laissé sur le chemin d’une scénographie sans chair et d’un plateau vocalement inégal. Déception enterrée car cette fois, c’est fête : ce Don Giovanni est visuellement cinglant et musicalement remarquable.

La partition telle que dirigée par Jérémie Rhorer affiche une âpreté singulière : la palette de sonorités du Cercle de l’Harmonie se rehausse d’un sens du nerf et du trait à la façon d’une gravure. Toujours aussi incisive et déliée à la fois, attentive à tous et à chacun, la direction du chef – « jeune chef » aurait-on toujours envie d’écrire si cela ne semblait ôter un peu de la maturité acquise par le désormais quadragénaire – n’élude ni la gravité métaphysique des coups de boutoir de l’ouverture ni la fraîcheur du giocoso ou la grâce du sentiment ; plus d’une fois, le silence saisi de la salle en témoigne au gré d’instants arrêtés par leur propre beauté. A rebours, l’ajout inattendu du duo Zerlina/Leporello, composé par Mozart pour la « version de Vienne » (1788), épaissit le personnage de la petite paysanne et rallonge inutilement l’intrigue.

Cette belle réussite ne va pas sans les qualités vocales et musicales du plateau : on songe à l’Ottavio de Daniel Behle, aux nuances et phrasés infinis flottant comme par magie dans un théâtre en apnée. Mais la liste est longue des plaisirs lyriques de la soirée : en premier lieu peut-être, le Leporello de Robert Gleadow dont le timbre rutilant, le mordant naturel et le charisme à la Javier Bardem électrisent la salle, presque aux dépens de Don Giovanni – Markus Werba est exactement félin et nerveux, mais moins projeté et, tout simplement, puissant, moindre en panache mais pas en présence. Sophie Marin-Degor est une Anna marmoréenne et fluide mais un rien verte dans ses aigus et égale dans sa dynamique ; Miah Persson compose certes plus les nuances et couleurs de son Elvira, mais d’un timbre parfois moins pur. Zerlina plus opulente que spontanée de Serena Malfi, Masetto noir de Nahuel Di Pierro, Commandeur très « ligne claire » de Steven Humes : l’ensemble est lisible, très finement mis en place, et semble vocalement dessiné pour s’accorder au travail de Braunschweig.

« Ligne claire » aussi que ce Don Giovanni qu’une scénographie mobile et fluide (signée Braunschweig) fait passer de salle en corridor au sein d’un palais graphique – et kubrickien dans son classicisme futurisé – où chaque déplacement de cloison semble un pas de plus vers l’intérieur des cercles de l’Enfer. Un vortex dont le point de fuite et de seule fixation, toujours même et toujours autre, est le lit – de stupre, d’agonie ou de morgue –, où le libertinage épuisé se dope au Viagra, où Don Juan n’est pas tant séducteur que prédateur. Une palette de noirs et blancs, gris et crème, confère à l’ensemble cohérence et beauté – où les costumes du bal chez Don Giovanni, soudain d’époque et vermillon, semblent une giclée de sang venue du siècle de Sade. La direction d’acteurs joue, magnétique, de la brûlure de la glace dans une mise en scène qui ne surligne rien mais rend aux détails une force inouïe – ainsi de cette galerie de vitrines-reliquaires offrant aux regards les squelettes richement habillés des conquêtes passées de Don Giovanni, amant de la mort… A la croisée du dramma et du giocoso, cette touche macabre clôt aussi la scène finale, où le spectre grimaçant du séducteur (masque de crâne oblige) embrasse les survivants d’un mouvement satisfait. Prêt à conquérir encore – même mort. Refroidissant… et galvanisant.

C.C.

Lire aussi notre édition de Don Giovanni : ASO n° 172


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Sophie Marin-Degor (Donna Anna), Daniel Behle (Don Ottavio), Serena Malfi (Zerlina), Nahuel Di Pierro (Masetto), Robert Gleadow (Leporello) et Miah Persson (Donna Elvira). Photos Vincent Pontet / WikiSpectacle.