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Rodolphe Briand (JJR3). Photo GTG/Carole Parodi.


Si Rousseau m’était conté

« Qui trop embrasse mal étreint » : à vouloir englober « tout Rousseau », à trop vouloir surtout le célébrer, JJR, citoyen de Genève dessert finalement Jean-Jacques. Commande du Grand Théâtre de Genève destinée à fêter le tricentenaire du philosophe, assumé comme tel, cet opéra en un acte est sous-titré « Divertissement philosophique en sept scènes et une huitième-vaudeville » – empruntant ainsi sa structure globale au Devin du village. Mais… commander un opéra pour célébrer Rousseau, est-ce commander un opéra qui célèbre Rousseau ?

Le livret d’Ian Burton diffracte Rousseau en trois interprètes, l’incarnant chacun à un âge différent (contre-ténor pour l’enfance, baryton pour l’âge adulte, ténor pour la vieillesse), parfois réunis en trio ; les différentes scènes exposent les grandes thématiques de sa vie et de sa pensée (la nature, Dieu, l’écriture, l’éducation, la botanique, la sensibilité, l’argent, la musique), lui apportant à chaque fois un contradicteur ou un contrepoint fameux (Voltaire, Sade, Diderot, Robinson Crusoé, Victor-l’enfant-sauvage…). Ian Burton n’évite pas le piège inhérent à ce dispositif : un aspect biopic qui réduit et enchaîne les personnages en guest stars successives, ainsi qu’une pesanteur didactique. Le choix de l’auto-fiction, pour pertinent qu’il soit au regard du geste littéraire de Rousseau, aboutit ici à un protagoniste qui se raconte un rien pompeusement, y compris lors de longs monologues parlés en mélodrame. Or manque le point de vue critique qui le rendrait captivant : le ton est à la narration bon enfant, à l’adresse au public pour le mettre dans sa poche, et l’entreprise démine les moindres zones d’ombre en de courtes pirouettes – l’abandon d’enfants n’en étant pas la moindre, évacué ici en geste « nécessaire » vite enseveli sous les multiples hauts faits du génie-héros du jour et de l’ouvrage. Foin de contradiction ou d’interaction : Voltaire, par exemple, entre en scène comme un mari de boulevard (« Voltaire ! »), monologue, seulement contré par des « Non ! non ! non ! ». Plutôt que d’action ou de méditation, il s’agit de vignettes édifiantes, où l’humour parsemé ici et là (par le biais d’anachronismes) ne s’impose pas plus comme grille de lecture.

Musicalement, la galerie de personnages s’incarne en des tessitures fortement caractérisées et agréablement complémentaires : outre les trois « JJR », le mezzo profond de Madame de Warens répond au contre-ténor du Castrat, les couples soprano/ténor se forment logiquement (Julie et Saint-Preux, Colin et Colette), la contradiction la plus virulente (Voltaire et Sade) est servie par un même baryton. On retrouve le péché mignon de Philippe Fénelon – son tissage de citations, pastiches, parodies –, ici justifié et démultiplié par la dimension « pédagogique » de la démarche, sans compter les multiples  niveaux de référence dont joue le compositeur : il s’agit tour à tour de réagir à un air baroque détourné, au timbre du clavecin, à un chœur subtilement dessiné alla Gluck, une franche citation des Indes Galantes ou une écriture madrigalesque diffuse… Si le public genevois fait évidemment fête au Ranz des Vaches, si le « Ah, ça ira ! » parodié fait sourire, l’impression de patchwork ludique domine et empêche de goûter complètement aux saveurs plus personnelles de la partition orchestrale et d’en sentir l’architecture d’ensemble. Le comble étant la dernière scène, étrange mélange de pastiche du Devin du village et de conférence pédagogique illustrée par la musique, dont on ne sait si la naïveté est à prendre au premier degré ou avec mordant.

Saluons pourtant le plateau vocal, à commencer par le « JJR3 » de Rodolphe Briand qui porte l’ouvrage de bout en bout, de son ténor clair et distinct alternant sans faillir voix parlée et voix chantée, amoureux à l’évidence de son personnage et de sa faconde. Allison Cook déploie un mezzo profond, noble et homogène en Madame de Warens, Karen Vourc’h est une Julie/Colette délicieuse et François Lis sert agréablement de son baryton puissant les invectives de Voltaire et de Sade. On déplore en revanche la justesse instable et le vibrato envahissant du contre-ténor Jonathan De Ceuster (JJR1, au sujet duquel Ian Burton parle pourtant, dans le programme, de « voix blanche » : on est ici à l’exact opposé). Surtout, pour chacun d’eux, on aurait aimé plus de dégradé dans la nuance et l’intention, plus de variété dans une vocalité souvent univoque : dans les propos tenus comme dans le langage vocal, l’intimisme s’efface derrière le discours. Direction attentive et généreuse de Jean Deroyer à la tête de l'ensemble Contrechamps.

Robert Carsen a-t-il, cette fois, trouvé la réponse à la question qu’il se pose face aux ouvrages à mettre en scène (« de quoi cela parte-t-il vraiment ? »). Rien n’est moins sûr, ou en tout cas n’en transparaît dans une proposition a minima, dont on peine à percevoir le point de vue – un reproche à partager avec le livret et la musique. Rien ne va contre l’ouvrage – il s’agit quand même de Carsen ! – mais rien ne surprend ni n’enrichit la perspective ; devant cette scénographie dépouillée à l’extrême (un grand gazon vert, par Radu Boruzescu), ces costumes XVIIIe bon teint mêlés aux jardiniers municipaux modernes servant aux déplacements de mobilier (Miruna Boruzescu), on se surprend à rester sur sa faim. Et quand on sent la quête d’émotion (le carré de lumière découpant le lit de Rousseau et Thérèse, le chœur de révolutionnaires dévalant le plateau face public), c’est pour des moments si vite désamorcés par la suite de l’intrigue – ou si contrecarrés par les propres mots du livret – que la traduction scénique sent le procédé, et que l’effet ne prend pas. Même le méta-théâtre cher au Canadien se retrouve ici appauvri, sans les enjeux métaphysiques et psychologiques qu’il lui associe habituellement, seulement racheté par l’exotisme soudain somptueux d’un castrat richement costumé sur fond de toile peinte baroque.

Hommage ou pastiche ? Hagiographie ou portrait complexe ? commémorer Rousseau selon un point de vue critique et une démarche iconoclaste, le prendre comme horizon d’un imaginaire personnel, aurait plus amplement honoré en lui le promeneur solitaire et le philosophe, et aurait sans doute inspiré à l’équipe de JJR un ouvrage moins circonstanciel.

C.C.