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Alfred Muff (Wesener), Laura Aikin (Marie).

 

Cela vous prend à la gorge, Les Soldats de Bernd Alois Zimmermann. L’histoire, la musique. Dans le prolongement de Wozzeck et de Lulu, mais pour donner un visage nouveau à l’utopie du spectacle total. Pas le plus assoiffé de nouveauté, le public salzbourgeois en a été tout remué et a fait un triomphe à ce qui sera sans doute « la » production du millésime 2012. Alexander Pereira a marqué là un point, plus que par tout le reste, il a même gagné ses galons d’intendant. Presque cinquante ans après sa création en 1965, l’œuvre n’a rien perdu de sa puissance, surtout dirigée par Ingo Metzmacher. Un tour de force, avec ces percussions à cour et à jardin, sans parler de l’ensemble de jazz, cet énorme orchestre dans la fosse : peu s’y sont frottés. L’ancien assistant pour une production de Michael Gielen – le créateur – a galvanisé une Philharmonie de Vienne plus virtuose que jamais alors que ce n’est sans doute pas son répertoire d’élection, s’abandonnant à cette direction visionnaire, rien moins que sèche, d’un lyrisme intense, parfois à la limite du soutenable, insensible à la tentation du fracas, proposant, au-delà de la mise en place millimétrée d’une incroyable clarté, une authentique interprétation, où vont de pair l’empathie et la dénonciation. De quoi réveiller le souvenir d’un autre événement dont Metzmacher et les Viennois avaient été les artisans en 2009 : Al gran sole carico d’amore.

Formidable ensemble de chanteurs aussi, soumis à rude épreuve, avec parfois des tessitures impossibles et des intervalles inhumains, confrontés à toutes sortes d’écritures vocales – de même que la musique, pour être sérielle, n’en associe pas moins toutes sortes d’expressions et de styles musicaux : chant grégorien, Bach, grandes formes traditionnelles, musique électronique... La stupéfiante Laura Aikin, dont la mémorable Lulu se retrouve en Marie, enfant brisée finissant « pute à soldats » que son père ne reconnaît même pas quand elle lui demande l’aumône dans la rue, se joue d’un rôle rappelant les acrobaties de l’héroïne de Berg, marque une à une les étapes de la déchéance de l’innocence avilie. La voix chaude de Tanja Ariane Baumgartner fait exister sa sœur Charlotte, sous le regard dépassé de leur père, un Alfred Muff parfait en marchand de nouveautés. Incroyable composition, de même, de Gabriela Beňačková, d’une santé vocale inentamée, en Comtesse de La Roche essayant en vain d’arracher Marie à la fange, ne faisant qu’une bouchée de sa grande scène virtuose, mère d’un Matthias Klink resté au stade de fixation infantile et pourtant dévoré de désir. Au timbre plein et mordant du malheureux Stolzius – le très stylé Tomasz Konieczny –, qui l’empoisonnera à la mort aux rats avant de se suicider, le violeur noble et galonné de Daniel Brenna oppose son ténor à la fois vaillant et suraigu, tenant bon sa tessiture de cynique abject qu’une partie meurtrière conduit sans cesse au bord de la rupture.

La production d’Alvis Hermanis exploite d’abord le Manège aux rochers, avec ces chevaux qu’on étrille devant les arcades, dans une caserne où, sur leurs lits, les soldats ont des gestes de fous – ce pourrait être un asile. Une grande baie vitrée partage le plateau en deux parties, limitant l’aire de jeu à l’avant-scène ; elle dégage ainsi un long espace favorisant la simultanéité de scènes prévue par Zimmermann. Celui-ci disait écrire une œuvre « d’hier, d’aujourd’hui et de maintenant » à travers cette histoire tirée de Jakob Lenz : on a à la fois des costumes XVIIIe et des masques à gaz rappelant combien le compositeur a douloureusement vécu la guerre en France, en Pologne et en Russie. Tout, surtout, se réfère ici à l’animalité, avec cette omniprésence du foin, lieu des étreintes brutes et glauques, Marie perdant progressivement son humanité comme si l’étable devenait son univers : quand – invention du metteur en scène – elle s’avorte, elle s’arrache de la paille du ventre. Le foin envahit aussi la cage-vitrine où elle est à la fois exhibée et possédée. La mise en scène du directeur du Théâtre de Riga appuie seulement parfois un peu trop les symboles : femmes à soldats juchées sur des chevaux, omniprésence de daguerréotypes pornographiques évoquant la misère – et la cruauté – sexuelle des bordels, séances répétées de voyeurisme onaniste. Mais elle est forte, juste, fondée sur une direction d’acteurs très affûtée pour les nombreuses scènes d’ensemble où elle donne à chacun une vérité, une présence. Pendent l’interlude orchestral du troisième acte, une funambule, sosie de Marie, traverse toute la salle, de jardin à cour, à plusieurs mètres de hauteur : on retient son souffle devant cette image du destin de la jeune fille. Ou plutôt de ce qu’il aurait pu être : si Marie a marché sur un fil au-dessus de l’abîme, elle s’y est laissé tomber, tel un ange déchu. La fin, d’ailleurs, est modifiée : non plus une marche de soldats, mais l’héroïne, au-dessus de la scène, levant les bras au ciel en un geste de révolte.

Le théâtre musical a parfois mal vieilli, comme diverses expériences « modernistes » de spectacle total. Pas Les Soldats de Zimmermann, dont Salzbourg vient – enfin – de nous rappeler le génie.

D.V.M.

Lire notre édition des Soldats : ASO n° 156.


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Laura Aikin (Marie), Matthias Klink (Der junge Graf), Gabriela Beňačková (Gräfin). Photos Ruth Walz.