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On associe en général Le Chevalier à la rose à des spectacles fastueux qui, à l'instar des célèbres productions de Nathaniel Merrill ou d'Otto Schenk que le Met et l'Opéra de Vienne reprennent fidèlement depuis plus de quarante ans, évoquent l'époque de Marie-Thérèse. Or des metteurs en scène comme Herbert Wernicke ont pour leur part prouvé de façon éloquente que la « comédie en musique » de Strauss et Hofmannsthal fonctionne également très bien sans les chatoiements d'un décor rococo qui peut faire oublier les liens de la pièce avec l'univers de la commedia dell'arte. C'est précisément cet aspect que Mariame Clément met en évidence dans sa très belle mise en scène à l'Opéra national du Rhin. Dans un décor très dépouillé de Julia Hansen qui se résume à des tréteaux et de nombreux rideaux blancs d'une grande élégance, les personnages évoluent avec une aisance et un naturel que ne permet pas toujours la lourdeur des scénographies traditionnelles. Les modifications rapides du décor grâce aux tentures que l'on déplace, ouvre ou referme, rendent l'action des plus dynamiques. Particulièrement réussie nous semble la présentation de la rose, où l'ouverture successive de nombreux rideaux installés jusqu'au fond de la scène dévoile progressivement Octavian ; pendant le duo qui suit, ces mêmes rideaux montent aux cintres, en harmonie avec le chant extatique des deux jeunes gens. Seul luxe de cette production : les costumes qui, eux, rappellent très clairement la Vienne du XVIIIe siècle. S'ils sont en général fort seyants, on aurait néanmoins été en droit d'attendre plus d'opulence dans les robes de la Maréchale et de Sophie.

L'ensemble de l'œuvre est présenté ici comme un immense flash-back – un peu comme dans Billy Budd – dans lequel la vieille princesse Resi se souvient de ses amours passées. Avant même que retentisse le début du prélude du premier acte, la Maréchale traverse la scène, appuyée sur sa canne ; compatissant à sa douleur, un Arlequin vient l'aider à marcher. On comprend bien vite que cet Arlequin est l'avatar de Mohammed, le petit page noir imaginé par Hofmannsthal. Si l'idée était déjà présente chez Wernicke, Mariame Clément l'amplifie en accordant une grande importance au personnage, incarné ici par le danseur Mathieu Guilhaumon. Complice de la Maréchale, Arlequin se réjouit de la scène d'amour avec Octavian ; c'est lui qui révèle ensuite aux spectateurs l'alcôve où sont lovés les deux amants. Il est en quelque sorte le meneur de jeu de cette pièce où presque tous les personnages secondaires sont d'ailleurs masqués comme lui. Pendant le prélude du troisième acte, il dirige une espèce de ballet fascinant où la Maréchale, Octavian, Sophie et le baron Ochs ont tous les quatre les yeux bandés et semblent s'abandonner à un destin qui leur échappe. Arlequin revient évidemment à la toute fin de l'œuvre, mais laissera seule sur scène sa maîtresse. Si Mariame Clément rattache avec justesse l'opéra à la comédie italienne – la scène des serviteurs luttant contre le baron Ochs au premier acte est d'une drôlerie irrésistible –, elle nous laisse sur une vision finale de la vieille Maréchale qui accentue peut-être outre mesure le côté doux-amer de l'œuvre.

À la tête de l'Orchestre philarmonique de Strasbourg, Marko Letonja réussit à bien mettre en valeur chacun des pupitres et à respirer avec les chanteurs. Malgré une légère tendance à prolonger certains silences et à couvrir le plateau, sa lecture témoigne d'un examen approfondi de la partition. À souligner, la remarquable tenue des cuivres tout au long de la représentation. Au sein d'une distribution assez homogène, les hommes se démarquent par leur présence scénique et leurs qualités musicales. Wolfang Bankl manque certes d'assurance dans l'aigu et ne possède pas la couleur vocale exceptionnelle d'un Kurt Moll, mais il campe un superbe baron Ochs qui, en dépit de son outrecuidance, sait toujours conserver un air de noblesse. Le Faninal de Werner Van Mechelen est tout simplement extraordinaire à tout point de vue. Le trio féminin ne se situe pas tout à fait sur ces hauteurs. Melanie Diener incarne une Maréchale très digne et fait entendre un médium et un grave d'une grande richesse ; l'aigu est quant à lui plus précaire. Dans le rôle-titre, Michaela Selinger est réjouissante à voir et à entendre, encore que sa justesse soit souvent prise en défaut. La Sophie de Daniela Fally déconcerte d'abord en raison d'un timbre bien peu idoine et d'un chant prosaïque, défauts qui s'atténuent heureusement au fil de la soirée. Parmi les autres solistes, Hilke Andersen, dans le rôle d'Annina, se démarque par son excellente voix de mezzo et par ses talents de comédienne. Au total, une production stimulante qui nous amène à jeter un regard neuf sur une œuvre inépuisable.

 L.B.

 A lire également, notre édition du Chevalier à la rose, ASO n° 69-70.


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Photos A. Kaiser.