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Ana María Martinez (Alice), Kai Rüütel (Meg) et Marie-Nicole Lemieux (Mrs Quickly). ROH 2012 / Catherine Ashmore

 
Manger et boire, aimer et désirer, rire et gronder, rêver et déchanter, se disputer et se réconcilier : que de « tranches de vie » dans Falstaff ! Pour sa troisième nouvelle production de l’année (après The Turn of the Screw au Theater an der Wien et Don Giovanni à La Scala), le prolifique Robert Carsen boucle sa saison lyrique sur un éclat de rire franc et joyeux.
Les appétits sans cesse renouvelés de Falstaff, ceux des Commères espiègles et du mari vengeur prennent, dans les décors spacieux de Paul Steinberg, mi-austères mi-déréglés, une (dis-)proportion qui sied bien au Gros Ventre de Verdi. Et de bout en bout, on y mange, on y boit, on y cuisine, on y pâtisse, on y met le couvert, on y dessert la table.
L’auberge de la Jarretière est un hôtel cossu, l’intérieur des Ford, un royaume de desperate housewife des années cinquante, et le rendez-vous forestier aura des airs de noces masquées entre rêve et réalité. Traité en mondain pique-assiette plus qu’en hâbleur pathétique, le Falstaff de Robert Carsen possède une indéniable classe dans son costume de chasseur à courre. Ses mésaventures sont narrées sur un mode de comédie tendre, sans cruauté ni amertume – son grand monologue de solitude est écouté religieusement par un observateur cocasse (saluons ici Rupert-the-horse, guest star de la soirée), et son « passage à tabac » dans la forêt le transforme en gigot géant destiné aux fourchettes et couteaux d’une foule gentiment inoffensive. Ambrogio Maestri, qui possède au naturel l’opulente silhouette de son personnage, l’habite avec un remarquable sens de la nuance : sa voix glisse sans façon d’un parlé-chanté comme marmonné à des bouillonnements incantatoires qui rendent compte finement de toute l’humanité du « Vecchio John ».
Face à lui, les Commères sont un impayable quatuor de gossip girls : si autrefois l’on bavardait autour du lavoir, désormais on refait le monde – à défaut de vivre sa vie – depuis sa cuisine ultra-équipée. Les costumes de Brigitte Reiffenstuel les habillent d’un new look singularisé avec justesse : jupe corolle pour une Alice « idéale ménagère », jupe crayon pour une Meg active, toujours hors de chez elle, aube des sixties pour la jeune Nanetta. La voix très légère de cette dernière (Amanda Forsythe) s’accorde bien au Fenton lyrique de Joel Prieto, Carsen faisant de leur premier duo un écho de la rencontre cinématographique de Tony/Roméo et Maria/Juliette – action arrêtée, lumière lunaire, focalisation sur les deux amoureux seuls au monde. De fait, West Side Story croisait déjà Shakespeare et les années cinquante… Le mezzo rond et feutré de Kai Rüütel (Meg) contraste avec le soprano plus perçant d’Ana María Martínez (Alice). Devenue indissociable du rôle de Mrs Quickly, Marie-Nicole Lemieux rayonne une fois de plus d’humour et de présence. Le baryton de Dalibor Jenis pâtit du voisinage d’Ambrogio Maestri, ce dernier si riche de couleurs pour un Ford plutôt monocorde ; raison ou conséquence, on n’est guère sensible à ce Monsieur Fontaine affichant une prospérité vulgaire de riche Texan, qui ne va pas au bout de ses émotions. Quant aux trois comparses, ils sont impeccables, d’un excellent Caius au ténor solide (Carlo Bosi) au « couple » Bardolfo-Pistola (Alasdair Elliott / Lukas Jakobski) transformé en duettistes cartoonesques par leurs statures si différenciées. Tous sont dynamisés par la baguette énergique de Daniele Gatti qui délivre un Falstaff de fougue et de couleurs.
Si la comédie est assumée franchement, la poésie n’est pas en reste, Carsen usant de son art des éclairages (qu’il co-signe avec Peter van Praet) et de la mobilité des décors pour ouvrir soudain l’espace du rêve nocturne au beau milieu d’écuries bourgeoises aux boiseries de chêne. Car il ne s’agit pas, bien sûr, de se priver du Chasseur noir et de son rayon de lune, d’un ciel étoilé et de ses vapeurs fantomatiques, bref : du mystère et de sa grâce. Mais, tandis que Robert Carsen se plaît si souvent à nous emporter, au moment final, au-delà de l’affreux pragmatisme du drame et de la mort, il laisse ici régner un épicurisme joyeux qui tranche avec les morales et les enchantements que des lectures strictement intellectuelles pourraient faire dominer. La scène de la forêt bouclera ainsi la boucle en revenant à une auberge de la Jarretière en plein festin de noces. Et l’on est prêt à parier que les pâtisseries picorées par les Commères, le poulet dévoré par Falstaff ou la pâte à gâteaux vérifiée par Mrs Quickly, sont, à chaque représentation, bel et bien délicieux. Et même l’avoine de Rupert.

C.C.

Lire aussi notre édition de Falstaff : ASO n° 87-88


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Ambrogio Maestri (Falstaff).ROH 2012 / Catherine Ashmore


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Debout : Ambrogio Maestri (Falstaff). De dos au premier plan : Joel Prieto (Fenton) et Amanda Forsythe (Nanetta). ROH 2012 / Catherine Ashmore