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Chambre avec vue

 Trois accords nerveux, saccadés, percutent un long silence initial et se répercutent dans les convulsions qui réveillent brusquement une femme – on l’imagine malade, hospitalisée dans une vaste chambre aux boiseries en style Sécession, avec une seule fenêtre, rigoureusement fermée pendant toute l’action, d’où pointe la lumière du jour. Son infirmière, une boucle rouge sur la tête et deux ailes noires sur le dos, est un ange déchu que les Esprits ont placé à côté d’elle : non seulement pour en prendre soin, mais surtout avec la fonction de médiation avec un univers masculin dont elle a du mal à comprendre les lois. Lire Die Frau ohne Schatten de Richard Strauss à la lumière d’une approche psychanalytique, comme l’a fait le metteur en scène Claus Guth à La Scala de Milan, peut avoir l’air d’une solution à la fois banale, trop facilement dans l’air du temps de la création, voire inutilement compliquée, pour un opéra déjà surchargé de symboles difficiles à cerner. Et pourtant, même si les références se superposent, la narration n’en est pas moins limpide. D’ailleurs, pourquoi ne pas imaginer le conte de Hofmannsthal comme une anticipation de La Montagne magique de Thomas Mann ? Quête d’une guérison physique qui coïncide avec une maturation psychique, aliénation, rêve et réalité se confondent alors dans un imaginaire que la protagoniste aspire à dominer – elle en deviendra rien moins qu’Impératrice, au terme d’un long voyage initiatique – mais qui est pour l’instant dominé par des visions d’inspiration surréaliste : Une semaine de bonté de Max Ernst, d’innombrables tableaux de Magritte où se mêlent profils d’hommes et de femmes sans visages, faucons, ombres d’oiseaux… Comme par enchantement, la chambre de la Femme s’anime en effet grâce à des présences zoomorphes : un vieux cerf malade, lorsqu’on évoque son père Keikobad, la biche fragile et vulnérable qu’elle a été dans sa jeunesse, le faucon blanc de l’Empereur, qui ne cesse de veiller sur elle.

Mais l’animal n’est pas le seul double de la Femme : car déjà sa Nourrice est à la fois son miroir et son contraire, presque une Brünnhilde qui prend soin de Sieglinde plus qu’une Chrysothemis assoiffée de la vie qui se déroule ailleurs ; plus tard, toutefois, c’est sur la terre qu’elle trouvera son véritable alter ego, la Femme de Barak. Ainsi, on passe insensiblement de la dimension aseptisée de la chambre où la Femme est enfermée au dépouillement austère du logis de Barak, lui aussi de retour d’une chasse bien plus prosaïque avec un cerf abattu pour nourrir sa famille. L’opposition ne pourrait être plus fulgurante, et c’est dans la confrontation entre ces deux milieux que surgit et explose le drame. Apparemment réfractaire au changement, la chambre accueille et amplifie cette évolution lente mais inexorable, la tentation qui jaillit dans le cœur de la femme mortelle – un Jeune homme avec un bouquet de roses rouges suffira à cet effet – et la solitude qui tourmente l’Empereur, seul au milieu de rochers avec son fidèle faucon ; le doute qui s’installe chez Barak tout comme dans la conscience de la Femme, prête à saisir l’ombre de son double : dans un crescendo qui culmine dans le finale du deuxième acte, où des ombres menaçantes doublent des silhouettes perdues dans un labyrinthe sans issue. L’eau et le feu, le vent et la brume animent les voyages apocalyptiques que les projections vidéo de Andi Müller intègrent à la scène dessinée par Christian Schmidt, pour assurer la progression de l’action pendant les interludes symphoniques. L’efficacité narrative et le raffinement de cette interprétation épurée auraient pu peut-être éviter de surcharger – avec un tribunal où les deux couples sont jugés ou avec la portée de faons qui préfigurent les joies d’une fécondité jubilatoire – un troisième acte où le réveil de la protagoniste, enfin libérée de ses crises, constitue l’épilogue d’un long cauchemar auquel elle a assisté, les yeux grand ouverts sur les profondeurs de son inconscient.

Une réalisation musicale majeure a efficacement accompagné cette vision de l’œuvre. Et le mérite revient, en premier lieu, à la baguette de Marc Albrecht, qui a ainsi fait ses débuts à La Scala en galvanisant les effectifs milanais. Son interprétation est superbe : la recherche de sonorités à la fois cristallines et solennelles, le naturel d’un phrasé toujours évocateur et miroitant, un sens de la dynamique soigneusement maîtrisé, la charge expressive déployée tout au long de l’opéra restituent une vérité théâtrale irrésistible à une partition haute en couleurs. A la lumière de ces considérations, on peut justifier des coupures – considérables surtout dans le dernier acte, mais acceptées par la tradition – destinées à assurer une marque dramaturgique forte à l’œuvre. La distribution réunie, dominée par un quintette de haut vol, partage cette interprétation, à partir de l’impressionnante Nourrice de Michaela Schuster. Son choix, au départ, peut laisser quelque peu perplexe, car son timbre de soprano (quoique parfaitement dramatisch) n’est pas, à première vue, le plus indiqué pour ce rôle. Mais il suffit de la voir et de l’entendre, si investie, subtile et calculatrice, pour comprendre que c’est elle qui mène le jeu, elle le Méphisto luciférien qui entraînera sa protégée vers une nouvelle conscience de la vie et des relations humaines. La puissance vocale et scénique de sa toute dernière réplique, au deuxième acte, puis sa disparition, au troisième, sont accompagnées par une sorte de prescience visionnaire du destin qui attend les autres personnages. Face à cette interprétation majeure, on ne négligera toutefois pas la magnifique Impératrice de Emily Magee, voix lumineuse et vulnérable, avec une vertigineuse messa di voce dans le « Vater, bist du’s ? », véritable climax émotionnel de l’œuvre ; tout comme l’assurance aristocratique de l’Empereur de Johan Botha, tout en solidité et en mélancolie dans le monologue du deuxième acte. Aux Esprits s’opposent les séductions de la terre, incarnées ici par Falk Struckmann et Elena Pankratova. Le premier – que l’on se réjouit de retrouver très en forme, après une période plus terne – campe un Barak de référence, en liedersänger accompli, avec une sagesse et un réalisme mahlérien qui l’obligent à courber le dos dans l’attente de la joie suprême. Mal distribuée l’année dernière en Verdi, Pankratova, sa Femme, s’impose par son tempérament, la richesse et la vaillance d’un instrument capable de braver les lois du monde – pour mieux les respecter, lors de la réconciliation finale. Avec un trio impertinent de Frères du Teinturier (Christian Miedl, Alexander Vassiliev, Roman Sadnik) et le Messager vaillant de Samuel Youn, Talia Or prête la soutenable légèreté de sa voix au Faucon, pour un dernier vol dans un Eden longuement rêvé, enfin retrouvé.

Giuseppe Montemagno


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Photos : Monika Rittershaus