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Une question d’héritage…

C’était au printemps d’il y a presque quarante ans : en avril 1973, après deux représentations au Théâtre Gabriel de Versailles, Les Noces de Figaro de Mozart, dans la mise en scène de Giorgio Strehler, avec décors et costumes d’Ezio Frigerio et Franca Squarciapino, inauguraient de façon triomphale l’ère Liebermann à l’Opéra de Paris. Reprise huit fois sur la scène de Palais Garnier, la célébrissime production devait trouver place à l’Opéra Bastille à partir des fêtes de Noël 1990, non sans quelques hésitations initiales : encore vivant et désireux d’assurer le bon déménagement du spectacle dans la nouvelle salle, le maestro italien avait initialement retiré sa signature, l’assurant ensuite à nouveau pour une nouvelle série de dix reprises, jusqu’en 2003. C’est que, entretemps, Strehler avait remonté Le Nozze di Figaro à La Scala de Milan : sur l’invitation de Riccardo Muti, qui devait en faire un de ses spectacles fétiches, la fine fleur du chant mozartien a habité cette mise en scène, désormais incontournable. Quant à l’Opéra de Paris, qui l’avait déclassée (lire détruite) en 2004 et avait proposé une nouvelle production en 2006, due au talent iconoclaste de Christoph Marthaler, un nouveau changement de route a suggéré, depuis octobre 2010, le retour à la mise en scène de Strehler, mais dans la production de La Scala, qui semble avoir désormais gagné cette lutte pour l’héritage de ce spectacle mythique.

D’où une question majeure : faut-il le voir à La Scala ou peut-on l’exporter dans n’importe quelle salle ? La réponse ne peut que privilégier le théâtre milanais : question de dimensions, avant tout, qui permettent d’apprécier des « vides » quelques peu perdus sur le vaste plateau de Bastille. A La Scala, tout retrouve sa juste place, à commencer par le raffinement subtil des nuances et des coloris. Que l’on considère uniquement le deuxième acte : le jeu des beiges et des bruns, du mordoré jusqu’à l’orange brûlée des fleurs sur la toilette de Madame, pour en arriver à l’or d’une alcôve encore défaite, après une nuit d’insomnie – tout ceci risque de passer inaperçu ailleurs. Et l’on ajoutera les lumières qui traversent les volets et évoluent tout au long de cette « folle journée » vers les ombres menaçantes de la sala ricca du troisième acte, où la présence solitaire d’un clavecin laisse supposer tout un monde au crépuscule, sinon près de la faillite ; jusqu’à l’atmosphère bleutée et suspendue du folto giardino (d’après Le Petit Parc de Jean-Honoré Fragonard, 1765) où se déroule un finale que le public est invité à partager, lorsque les lumières de la salle s’illuminent pour une transition insensible vers une festa teatrale du Settecento. Marina Bianchi, qui assure la reprise de la mise en scène depuis 2006, a gardé l’esprit mordant de la conception d’origine : et l’on a retrouvé avec plaisir ce geste du Comte quand il entre dans le boudoir de sa femme et jette avec nonchalance le gibier sur le lit – qui est un petit chef-d’œuvre d’humour et de psychologie.

Ce que l’on regrette, par contre, c’est « l’esprit de reprise » qui anime cette nouvelle série de représentations (jusqu’au 17 avril), avec des choix de distribution rarement inoubliables. Toute l’attention été focalisée sur les débuts à La Scala d’Andrea Battistoni (né à Vérone en 1987), le plus jeune chef d’orchestre jamais invité à y diriger un opéra. Et il propose un Mozart très nerveux, vitaminé, subtil et dynamique : trop, parfois, lorsque la coordination avec les chœurs (dirigés par Bruno Casoni) lui échappe (le cas de « Giovani liete » est particulièrement évident) ou quand le son se subtilise jusqu’à devenir presque imperceptible. Cela n’empêche pas, toutefois, une belle recherche de couleurs et d’atmosphères : parmi d’autres, on citera le magnifique accompagnement de l’air de Bartolo, au premier acte, où une véritable toile d’araignée semble se tisser jusqu’à envahir toute la chambre ; ou le terzetto suivant, « Cosa sento ! », où la contamination de genres et de registres cisèle les interventions de chaque personnage et leur évolution subite.

Sur la scène les résultats sont discontinus. Les deux basses, Fabio Capitanucci (le Comte Almaviva) et Nicola Ulivieri (Figaro), illustrent bien cette attitude. Dans les deux cas, il s’agit d’excellents représentants de la plus jeune couvée de chanteurs italiens, parfaitement à l’aise dans l’interprétation mozartienne, avec une enviable souplesse dans les récitatifs et une articulation toujours incisive dans les airs, mais dont on attendra en vain une vraie personnalité d’interprète. Tout est agréablement pimenté chez les femmes, car la Susanna d’Aleksandra Kurzak est un vrai délice ; faute de projection, toutefois, sa voix fatigue à s’imposer dans la salle et reste un plaisir pour les happy few des premiers rangs. Quant à la Comtesse de Dorothea Röschmann, sa prudence dans la vocalise ne compromet pas un portrait tout en fierté et fragilité, avec un beau legato pour évoquer le « bei momenti » d’antan. Avec le Cherubino quelque peu académique de Katija Dragojevic et la Marcellina incolore de Natalia Gavrilan, il faut citer deux artistes dont les noms sont à retenir : Carlo Bosi qui – en digne héritier d’un De Palma – est aujourd’hui le prince des comprimari italiens et campe ici un Basilio savoureux ; et Pretty Yende, Barbarina incline à la rêverie nocturne, aux clairs-obscurs intimement habités : une véritable bouffée d’air frais dans les mystères d’une nuit mozartienne.

G.M.


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Aleksandra Kurzak et Nicola Ulivieri.Photos Brescia/Amisano - Teatro alla Scala