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Willard White (L'Esprit du lac), Pavel Cernoch (le Prince), Annalena Persson (la Princesse étrangère).

Éclair de lune

« Oh, que l’eau est froide ! », se plaint une femme. Et elle a raison, car il pleut des cordes dans ce coin de rues à l’entrée du métro, à côté d’un saule pleureur aux branches pendantes, dans une ville perdue au fin fond de la vieille Europe. En fin d’après-midi, les gens se pressent et se bousculent, une vieille fleuriste offre sans trop de fortune ses bouquets, une mère avance rapidement avec son enfant qui glisse, un aveugle avec son accompagnateur, les derniers clients du café Lunatic. Et tout ceci dans le silence, au moins pendant dix minutes, pour qu’on observe attentivement ce va-et-vient routinier, apparemment dépourvu de sens. Puis – la densité du Prélude aidant – on s’aperçoit que l’un de ces clients, un vieillard mal habillé sortant du café, au lieu de rentrer à la maison, est irrésistiblement attiré par une séduisante et sinueuse prostituée en lamé blanc : et sa femme, qui observe toute la scène depuis une fenêtre au premier étage, n’hésite pas à lui claquer la porte sur le nez et à le renvoyer de la maison.

C’est dans ce cadre hyperréaliste que le metteur en scène norvégien Stefan Herheim situe Rusalka de Antonín Dvořák, lorsqu’il revisite sa production qui avait fait ses débuts à La Monnaie de Bruxelles fin 2008 et qui est maintenant revenue sur la scène nationale belge après avoir été plébiscitée dans d’autres maisons d’opéra autrichiennes et allemandes. Le Konzept interroge la notion même d’exclusion, car la protagoniste – une Ondine à l’origine – aspire à une meilleure vie, à un mariage avec le jeune et beau marin qui, de temps en temps, passe dans le coin, probablement là pour le peep show géré par le vieillard et sa mégère. Aussi, une femme est attirée par un homme tout comme un homme essaye de protéger une femme : le vieillard cité plus haut – anciennement l’Esprit du lac – n’est rien d’autre que le protecteur de Rusalka et de ses provocantes collègues, incapable de séparer amour paternel, amour charnel et volonté de guider les actions des autres, de mener un jeu qui bientôt lui échappe. Sentiments inassouvis et désirs refoulés sont ainsi à l’origine d’un rapport qui se veut archétypique entre homme et femme : au fur et à mesure que l’action progresse, on constate en effet que Rusalka est le double de la Princesse étrangère tout comme de la sorcière Ježibaba, alors que le Prince charmant rappelle de près l’Esprit du lac. Masques et déguisements deviennent alors les moyens d’un chassé-croisé sentimental qui empêche de saisir la vraie nature des personnages – parmi lesquels une muette, par choix délibéré mais aussi, peut-être, comme preuve d’un enfermement aux autres – et qui souhaite refléter la vie autant que la scène : le recours aux miroirs, souvent orientés vers la salle, en est la preuve tangible.

Dire que tout ceci facilite ou, mieux encore, aide à creuser dans la psychologie de Rusalka est certes difficile, surtout à cause de la tendance de Herheim à superposer éléments, suggestions, sous-entendus, sous-textes, et ce dès le décor lourdement bâti par Heike Scheele, jusqu’aux foisonnants costumes de Gesine Völlm et aux vidéos signées par l’équipe de Fettfilm Berlin. On sourit alors à l’idée que le Chasseur ne voulant pas tuer la « biche blanche » soit un hippy qui cultive son pot de marijuana sur le balcon, où il arbore un drapeau pacifiste ; tout comme on aime bien l’atmosphère à la Ensor de la fête nuptiale, où chaque invité se cache derrière un masque zoomorphe et – requin, poulpe ou autre grotesque prédateur – envahit le parterre ; mais on reste pour le moins perplexe lorsque les ondines-prostituées se métamorphosent inutilement en nonnes meyerbeeriennes, ou quand Rusalka, trahie par son promis, tombe des cintres, mi-Reine de la nuit mi-Vierge Marie, avec un cœur rouge clignotant entre les mains. Si bien que, à la fin de l’opéra, lorsque la police retrouve dans une bouche d’égout le couteau que le vieillard a utilisé pour massacrer sa femme – tout comme Rusalka a tué son Prince –, on craint d’avoir perdu bien des choses, avec cet objet contondant – à commencer par la poésie de l’œuvre.

Et le contraste est encore plus saisissant par rapport à une réalisation musicale remarquable, menée par Ádám Fischer qui fait couler de source la beauté enivrante d’une partition où s’intègrent réminiscences wagnériennes et subtiles recherches instrumentales, une ampleur de souffle et une générosité mélodique vouées à la célébration d’une nature panique, ruisselante, dramatiquement contrastée. La richesse d’un geste noblement symphonique est toujours au service d’un plateau vocal où même les moindres rôles sont servis à merveille. Ainsi pour les trois Nymphes (Ekaterina Isachenko, YoungHee Kim, Nona Javakhidze), à l’ensemble savoureusement pimenté, tout comme pour l’irrésistible Chasseur de Julian Hubbard. Dans le rôle de la Princesse étrangère, Annalena Persson, capable de contrer sa rivale, séduit physiquement tout comme vocalement, tandis que la Ježibaba de l’époustouflante Renée Morloc évite les pièges d’une vocalité apparemment straussienne pour camper une sorcière autoritaire, viscérale, imposante. En Pavel Černok on salue un Prince à l’émission vaillante : la franchise et l’épanouissement du registre aigu favorisent une interprétation hallucinée du personnage, qui traverse l’œuvre comme un effrayant cauchemar.

Mais il y a surtout deux réussites majeures. Tout d’abord l’Esprit du lac de Willard White, qui avait d’ailleurs déjà enregistré le rôle en 1976 sous la direction de Bohumil Gregor. On le connaît surtout pour ses exceptionnelles qualités d’acteur, mûries grâce à la fréquentation d’un répertoire aussi vaste qu’hétérogène. Mais ce qui frappe dans sa vision de ce vieillard désabusé de la vie, trahi par ses proches, est la douleur même qu’il fait passer dans cette présence constante, qui hante le court rêve d’amour de Rusalka. Et lorsqu’on le retrouve, au deuxième acte, ridiculement masqué en Neptune, son grand air moderato afflitto devient une plainte non seulement pour le triste destin de sa protégée, mais aussi pour le sombre avenir de l’humanité qui l’entoure. A ses côtés s’impose la Rusalka de Myrtò Papatanasiu, voix richement étoffée aux moirures changeantes, maîtrisant parfaitement les grands passages lyriques, notamment les deux grands airs. Le metteur en scène la veut dès le début habitée par une émotivité extrême et une énergie saisissante : pour affirmer la force des rêves, illuminés avec la plénitude suave et mélancolique d’un éclair de lune.

G.M.


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Myrto Papatanasiu (Rusalka) et Willard White (L'Esprit du lac).


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Myrto Papatanasiu (Rusalka) et Pavel Cernoch (le Prince). Photos © Sébastien Forthomme.