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Susanne Kreutsch (Un Page), Gordon Gietz (Narraboth), Amanda Echalaz (Salome), Scott Hendricks (Jochanaan).


La dernière Cène de Salomé

Le palais de Herodes reste ouvert pendant les travaux. Certes, les murs sont délabrés, le mobilier – luxueux, à ce qu’on peut voir – est empilé sur les côtés d’une vaste salle déserte, par moments l’eau s’infiltre par le plafond. Mais qu’importe ! La fête pour l’anniversaire d’Herodes peut se dérouler sans inconvénients : au fond, la salle à manger a été dûment scellée, protégée par des parois glissantes en cellophane qui vont permettre aux hôtes de profiter du dîner. Nous n’y assistons pas vraiment, au départ : car pour l’instant nous sommes du côté de la sécurité, d’un petit group de bodyguards qui, lunettes noires et mitraillettes à la main, surveillent la fête de ce richissime tycoon de la haute finance internationale. Lasse, fatiguée, ennuyée, Salomé, la séduisante belle-fille du patron, vient les rejoindre : elle n’en peut plus de ses talons, de querelles incompréhensibles et énervantes. Par contre, elle est rapidement, irrésistiblement attirée par la voix d’un personnage omniprésent et insultant, Jochanaan, qui ne cesse de s’exprimer contre sa famille, contre sa mère. On lui interdit de le voir, mais, en effet, tout le monde peut le côtoyer : on l’imagine dans la cave mais il arrive de la chambre d’à côté, il sort vers le fond mais on l’entend marcher sur le plafond, qui craque sous son poids. Salomé veut l’écouter, lui parler, le séduire, le posséder ; et lorsque Narraboth, le chef des gardes, ose s’interposer, elle n’hésite pas à lui tirer dessus. Furieux, Jochanaan la maudit. Rideau.

C’est ainsi que commence Salomé de Richard Strauss selon Guy Joostens, un metteur en scène qui n’hésite pas à superposer son concept à celui d’origine. D’abord par nécessité, puis par curiosité, on commence à le suivre dans des propos déroutants, parfois dérangeants, mais finalement efficaces. D’ailleurs, on connaît bien les risques liés à l’œuvre : si le spectateur n’est pas capturé dans la toile d’araignée tissée par le compositeur, si la température dramaturgique ne monte pas à fleur de peau, l’œuvre perd toute sa force, son énergie, son souffle. Or, la Salome qui a ouvert la nouvelle année, sur la scène belge de la Monnaie, possède justement ce rythme théâtral, la capacité, rare aujourd’hui, de couper le souffle. Le mérite principal revient toutefois à la baguette de Carlo Rizzi, bien connu pour ses interprétations du répertoire italien, mais qu’on avait du mal à imaginer si habité par le chef-d’œuvre straussien. Afin de mieux s’adapter à l’acoustique de la salle, il n’a pas opté pour la version pour grande orchestre mais a souhaité intégrer à celle pour un effectif réduit certains instruments – le heckelphone, deux harpes – indispensables pour restituer la richesse de la palette sonore de l’œuvre. Car, avec Rizzi, on est pas à l’heure des transparences, des régimes amincissants, des propos analytiques : un flux musical magmatique, implacable, se projette de la fosse à la salle et investit l’œuvre, ses personnages, leurs obsessions. Ainsi, le vent qu’Herodes craint, ce « battement d’ailes gigantesques » qui frappe le palais, n’est plus le fruit d’une imagination maladive, mais provient d’un orchestre qui se fait écho gigantesque, monumental, fatal, même, au déroulement de l’action. Compacte, fluide, la masse orchestrale s’impose par vagues successives, d’où émergent les interventions des bois et des cuivres, inquiétantes présences d’un tissu haut en couleurs et en nuances. Car le silence viendra, après ce long, inexorable crescendo : lors de l’exécution de Jochanaan, seules les percussions assurent une pulsation haletante, fébrile, dans un apaisement dynamique indispensable avant la scène finale.

Le long monologue qui clôture la tragédie constitue le sommet de l’interprétation d’Amanda Echalaz, qui pourtant faisait ses débuts dans ce rôle redoutable. Une vocalité incandescente, richement timbrée, s’associe aux tensions de la texture orchestrale et instaure un dialogue dramatiquement saisissant avec le Jochanaan de Scott Hendricks, dont la franchise vocale et la déclamation grandiloquente sont à l’image d’un personnage sûr de soi-même et du message prophétisé. Point d’hallucinations dans ces échanges, mais une sincérité, une spontanéité presque, dont on découvrira les motivations par la suite. Mais Rizzi impose une qualité du chant absolument remarquable – italienne, on voudrait dire – à tous les chanteurs. Qu’il nous soit permis alors de rendre hommage tout d’abord à Chris Merritt, un chanteur qui subjugue par l’intelligence de son interprétation, toujours incisive, percutante, dépourvue de tout accès hystérique, des surcharges auxquelles on aime, parfois, exposer le personnage de Herodes. A ses côtés, Doris Soffel est une Herodias superbement campée, véhémente, aux allures cinématographiques. Gordon Gietz – phrasé soigné, vibrante sensibilité – est presque sous-employé en Narraboth, mais s’intègre à l’excellente distributions des rôles mineurs, avec un quintette de Juifs qui frôle la perfection.

Mais il temps de rouvrir le rideau fermé au terme de la troisième scène par Guy Joosten. Présentée pour la première fois en 2009 au Liceu de Barcelone, cette production (décors de Martin Zehetgruber, costumes de Heide Kastler, lumières de Manfred Voss, vidéo de Claudio Pazienza) progressivement s’impose par sa cohérence et sa capacité de restructurer l’œuvre : probablement pour la première fois, cet acte unique est divisé en deux parties, avec un changement de décor qui correspond à une modification du point de vue. Car, lorsque l’exposition s’achève et que la péripétie commence, on change résolument de perspective : la mort (ici accidentelle) de Narraboth et la malédiction de Jochanaan font précipiter les événements, jusqu’à présent observés de façon presque abusive. Maintenant le dîner de Herodes nous est présenté dans une vision frontale : douze personnes sont assises à la table (le maître de maison et sa femme, cinq Juifs et deux Nazaréens, plus trois filles à la fonction pour le moins explicite), la treizième étant Salome : une dernière Cène a été donc dressée, un banquet animé par la princesse. Elle profite du festin – à l’image de celui autour duquel tourne Festen (1998), un film du danois Thomas Vinterberg – pour une raison toute personnelle, dénoncer publiquement l’abus sexuel que, jadis, elle a subi de la part de Herodes. Ainsi, la Danse des sept voiles commence avec un brin d’humour – glissée sous la table, la protagoniste sollicite les réactions des religieux… – mais s’achève tragiquement par la projection d’une vidéo, où l’on assiste aux attentions fétichistes du vieillard, puis à un viol que des images brouillées laissent imaginer. Ce n’est pas le scandale, toutefois, que Salome cherche : plutôt le rétablissement de la vérité, d’une vérité cachée qui lui coûtera la vie (voilà pourquoi Herodes s’empressera de la faire tuer, peu après) mais qui rendra justice à sa voix intérieure, aux protestations d’une conscience matérialisée par la présence constante de Jochanaan. Ainsi, lorsque on le verra réapparaitre, avant que le rideau se baisse définitivement, les deux auront le courage de se regarder droit dans les yeux : pour un dernier regard, un regard d’amour.

G.M.


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Amanda Echalaz (Salome), Frode Olsen - Donal Byrne (Deux Nazaréens), Doris Soffel (Herodias), Chris Merritt (Herodes), Guillaune Antoine - Alexandre Kravets - Johannes Preissinger - Yves Saelens - Alasdair Elliott (Cinq Juifs).


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Amanda Echalaz (Salome), Gordon Gietz (Narraboth), Tijl Faveyts (Soldat)Susanne Kreusch (Ein Page), Patrick Schramm (Soldat).© Clärchen und Matthias Baus