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Karine Deshayes (Angelina) et Javier Camarena (Don Ramiro).


Un spectacle-doudou

De septembre à décembre, l’Opéra de Paris aura connu peu de surprises théâtrales – et encore moins de bonnes : quatre reprises de mises en scènes déjà vues, deux nouvelles productions très insatisfaisantes (Faust et La Force du destin) et un seul spectacle « venu d’ailleurs » – cette Cenerentola. Un ailleurs qui est une véritable faille temporelle : la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle date de 1971 et, si elle n’avait jamais été montrée à Paris, fait figure de classique dans le monde entier, qu’elle y ait circulé ou qu’elle y soit connue par sa version filmée, réalisée en 1981.

La démarche, quelque peu archéologique, ne manque pas d’intérêt. D’abord parce que l’univers scénographique de Ponnelle, décorateur de génie, dispose Cendrillon dans son écrin de conte de papier : les toiles peintes – une grisaille façon gravure –, les perspectives baroques, les plans découpés renvoient aux livres animés de notre enfance et aux techniques d’antan, avec raffinement. Ensuite parce que son théâtre assume à plein le buffa à l’italienne : l’esprit de tréteaux oppose les personnages chargés (les deux sœurs, disparaissant sous les rubans et les fards) aux tourtereaux galants, chorégraphie les ensembles avec une musicalité corporelle bon enfant, n’oublie pas de faire vivre les chœurs et se sert de l’adresse au public – ou du rideau – comme chez Molière. Il faut créditer Grischa Asagaroff, ancien assistant de Ponnelle et réalisateur de cette reprise, de cette pétillance réussie, où rien ne semble exhumé et plaqué mais au contraire bien vivant et joyeux.

C’est en cela aussi que la vision de Ponnelle a ses limites. Foin des coups (esquissés), de la mélancolie (vidée de tout danger), du reniement paternel (non traité) : La Cenerentola reste ici un conte merveilleux aux ombres englouties sous la mécanique du rire, destiné à « faire rêver » les enfants – si l’on veut bien oublier ce que rêver peut vouloir dire. Une Cendrillon… parfaitement de son temps – c’est-à-dire pré-Bettelheim (Psychanalyse des contes de fées date de 1976) –, qui, quarante ans plus tard, peut laisser sur leur faim les adultes inquiets mais ravira toujours les grands enfants qu’ils sont prêts à redevenir, pour le plaisir, le temps d’une soirée…

Dans cet écrin, il faut saluer un plateau vocal remarquable, exactement rossinien et joliment spirituel. Aucun ne manque au fiorito redoutable de l’écriture, timing et ciselure parfaits, pas plus qu’au syllabisme le plus effréné, et chacun se singularise tout en formant une équipe soudée. En ce sens, c’est véritablement un cast parfait. Cendrillon et Prince de belle allure, Karine Deshayes et Javier Camarena partagent un même charnu du timbre – et même un vibrato un peu plus serré dans l’aigu, plus vigoureux que rond. Le grave de la mezzo s’ouvre en beauté et, dans la colorature, elle gère avec brio le passage que son bas-medium plus mince mettrait à découvert. Tonique et souple, elle est une Cenerentola décidée, radieuse dans le finale, sans mièvrerie aucune. Les deux sœurs sont drôles – et les talents de danseuse de Jeannette Fischer bien utilisés –, et les clefs de fa toutes excellentes et personnelles : Riccardo Novaro est un Dandini subtil et séduisant, Alex Esposito un Alidoro éclatant, et Carlos Chausson coiffe tout le monde de son timbre « Magnifico » mais sans jamais tomber dans l’outrance, alliant puissance et détail dans un bel équilibre.

Un regret ? La direction sans peps de Bruno Campanella, dont les tempi très lents ne semblent pas convaincre les chanteurs d’oser une poésie qui, de toute façon, n’est pas dans l’optique du spectacle. Ils demanderaient aussi un raffinement de couleurs et d’esprit que l’Orchestre de l’Opéra de Paris ne donne pas, entraîné par le chef vers un son plutôt uniforme et indifférent. La soirée est, malgré ce léger frein, une belle réussite, l’excellence vocale s’ajoutant à un spectacle rafraîchissant et réconfortant. Après tout, il fait bon être dorloté parfois, et retomber en enfance...

C.C.

A lire : La Cenerentola, nouvelle édition de L'Avant-Scène Opéra, n° 253

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Jeannette Fischer (Clorinda), Anna Wall (Tisbe), Alex Esposito (Alidoro), Riccardo Novaro (Dandini) et Javier Camarena (Don Ramiro) .


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Jeannette Fischer (Clorinda), Riccardo Novaro (Dandini), Carlos Chausson (Don Magnifico), Karine Deshayes (Angelina), Javier Camarena (Don Ramiro) et Anna Wall (Tisbe). Crédit : Opéra national de Paris/ Agathe Poupeney.