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Laura Aikin (Lulu) et Scott Wilde (Der Tierbändiger).


Toujours perchée en l’air – sur son échelle, son piano, son canapé –, « aboli bibelot » immatériel et fantasmatique, Lulu finira à terre, incrustée par le poignard de Jack l’Eventreur dans le tableau qui fixait son image pour ses adorateurs. Entre ces deux extrêmes, la mise en scène de Willy Decker (qui date de 1998 mais qui, réalisée ici par Ruth Orthmann, n’a pas pris une ride) la met au cœur de l’arène, dans un décor froid et circulaire qui tient autant du cirque que du manège : Lola Montès n’est pas loin, surtout quand le Dompteur présente Lulu aux spectateurs du Prologue en monstre de foire vénéneux et fascinant, plus encore La Ronde, avec l’enchaînement vertigineux des liaisons mortifères de la belle.

De Wedekind à Berg, de Schnitzler à Pabst ou à Brecht, le cocktail sexe-société aura inspiré en demi-siècle les œuvres les plus subversives, au cœur même de la Mitteleuropa en crise : Lulu (Wedekind-1895, Pabst-1928, Berg-1934), La Ronde (Schnitzler-1897), Mahagonny (Brecht-1927), L’Ange bleu de Sternberg (1930) ou l’Adieu à Berlin d’Isherwood (1939) qui donnera plus tard Cabaret… comment ne pas sentir ces œuvres comme la croisée parfaite entre cristallisation d’une époque et enjeu universel. C’est aussi la force de la mise en scène de Willy Decker, qui s’inscrit dans les années 1930 au travers de remarquables costumes excentriques et puissants, mais s’en évade aussi par l’abstraction épurée de ses décors (tous deux de Wolfgang Gussmann). Offert aux regards voyeurs d’une foule mâle et anonyme, ce faux huis clos est une lecture scénographique réussie de la « Boîte de Pandore » de Wedekind.

La direction d’acteurs de cette reprise est particulièrement soignée, et confère au plateau une vie instinctive, âcre et mordante. L’équipe vocale est d’une belle homogénéité et sert la partition avec un rare naturel expressif. Tous seraient à citer – on rappellera en premier lieu le Dompteur-Athlète magistral de Scott Wilde, la Comtesse Geschwitz poignante de Jennifer Larmore, le Peintre lyrique de Marlin Miller et l’Alwa intérieur de Kurt Streit, le remarquable Schigolch de Franz Grundheber. Plus encore, le Dr Schön de référence de Wolfgang Schöne, impeccable en bourgeois contraint puis déchu, et bien sûr la Lulu de Laura Aikin. L’artiste se promène dans le rôle comme le personnage en scène : avec une joyeuse aisance innocente, comme incendiaire malgré elle. Perruque ou smoking aidant tour à tour, on ne peut s’empêcher de songer ici à l’attitude mutine d’une Louise Brooks, là à la hauteur provocante d’une Marlene Dietrich ; comme elles deux, elle parvient à irradier une féminité rayonnante en déjouant précisément les codes de la féminité. Voix d’un délié, d’une précision, d’une virevolte aiguë stupéfiantes, moins puissante dans le médium – mais qu’importe ! –, elle « crève les planches ». Ajoutez une direction voluptueuse, celle de Michael Schonwandt qui sculpte avec relief et souplesse la partition de Berg, dans une vision plus sensuelle qu’analytique, et vous obtenez une soirée magnifique et troublante.

Entrez dans la ménagerie !...

C.C.

A lire : Lulu, L'Avant-Scène Opéra 181/182.

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Laura Aikin (Lulu) et Franz Grundheber (Schigolch).


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Laura Aikin (Lulu) et Wolfgang Schöne (Dr Schön). Crédit : Opéra national de Paris/ Ian Patrick