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Philippe Manoury se défend de mêler art et politique. Il n’empêche qu’il témoigne d’une conscience aiguë de nos problèmes de société et de modes de vies, mais envisagés avec la distanciation d’un point de vue philosophique qui est celui d’un véritable humaniste, car il sait que les questions qu’il soulève dépassent les systèmes et les partis. Son précédent ouvrage lyrique, également créé à l’Opéra du Rhin,  La Frontière, traitait des personnes déplacées et des refugiés, mais pour son quatrième opéra, La Nuit de Gutenberg, il aborde une frontière bien plus importante, celle séparant deux époques, deux civilisations. Le livret de Jean-Pierre Milovanoff couvre près de quatre millénaires, en trois étapes : l’invention de l’écriture au temps des Sumériens, celle de l’imprimerie au XVe siècle, fruit du génie de Gutenberg, personnage central, et qui y travailla d’ailleurs à Strasbourg, puis, aujourd’hui, la révolution toute récente de l’informatique, qui trouve un Gutenberg revenu parmi nous, bouleversé et déphasé. Son invention avait permis de mettre la connaissance par l’écriture à la portée de tous ; à présent, il assiste à la fin et au dépassement du Livre, remplacé par l’image : une régression en soi. La nécessité de la mémoire et de la culture individuelles s’efface, puisque toute la connaissance est disponible par ordinateur, mais cette infinité demeure virtuelle et, faute d’engagement personnel, tue paradoxalement le concept même de liberté. Condamné comme hérétique il y a cinq siècles et demi, Gutenberg, comme survivant d’une culture humaniste, est banni à nouveau aujourd’hui. Message d’un terrifiant pessimisme, en l’absence de toute référence au Divin, et qui ne peut conduire qu’au désespoir…

D’un point de vue esthétique, les dangers d’un opéra à sujet philosophique sont évidents. Manoury et son librettiste y ont pallié en alternant sur scène les deux époques où paraît Gutenberg, absent du Prologue et de l’Epilogue sumériens, et en faisant intervenir d’autres personnages : juges et accusateurs au XVe siècle , deux femmes aujourd’hui – l’Hôtesse du gigantesque Café Internet auquel se réduit le monde actuel, vêtu d’une robe luminescente de style disco des années 80, et chantant presque constamment dans la tessiture suraiguë d’une colorature, et Folia, femme d’aujourd’hui s’efforçant de vivre un compromis possible entre l’héritage du livre et de la mémoire, d’une part, et le rêve (plutôt le cauchemar) informatique, de l‘autre. L’ œuvre est brève (un peu plus d’une heure) et la tension ne retombe jamais. La mise en scène de Yoshi Oida, dans les décors de Tom Schenk, les costumes de Richard Hudson et les éclairages de Pascal Merat, est vivante et efficace, la direction d’acteurs somme toute traditionnelle. La partition de Manoury,  belle et riche de musique, comporte une réalisation informatique importante faite à l’IRCAM (où Manoury travaille souvent) avec l’assistance de Serge Lemouton, comportant une spatialisation étendue et de fascinantes transformations de timbres, ainsi que des chœurs préenregistrés aux magnifiques harmonies. Le grand orchestre symphonique, mené avec une parfaite maîtrise par Daniel Klajner, est écrit avec éclat et transparence à la fois, dans un langage très séduisant qui confirme la tendance, générale aujourd’hui, à un retour vers la consonance que seuls les esprits prisonniers d’une soi-disant modernité désuète qualifieront de pas en arrière.

L’impressionnante basse de Nicolas Cavallier campe un Gutenberg très émouvant, jusqu'à sa fin en clochard S.D.F. affalé sur un banc public. Le beau mezzo chaleureux d’Eve-Maud Hubeaux incarne la nature complexe et troublée de Folia, face aux irréelles et stratosphériques coloratures de l’extraordinaire Mélanie Boisvert (l’Hôtesse), familière des contre-mi. Le reste de la distribution contribue à la réussite d’un pari au départ risqué, qui montre à nouveau Maunoury en indispensable témoin de notre temps. La première des trois représentations de cette production de l’Opéra du Rhin a trouvé accueil au sein de l’annuel Festival Musica.

H.H.
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Photos Alain Kaiser.