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Scène du IIe acte de Tannhaüser. © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath.

Bayreuth, cent trente-cinq ans déjà depuis la fondation, soixante années écoulées depuis la refondation par les petits-fils Wagner, et surtout, chiffre symbolique, centième festival ! Pas de commémoration particulière, cependant, pas plus que la moindre référence à Liszt et à ses 200 ans : en attendant les célébrations prévues pour 2013, quand on fêtera le bicentenaire de la naissance de Wagner, cette année sans Ring propose les reprises du Tristan signé Christoph Marthaler et Peter Schneider (2005), des Maîtres du tandem Katharina Wagner / Sebastian Weigle (2007), du Parsifal de Stephan Herheim et Daniele Gatti (2008), du Lohengrin de Hans Neuenfels et Andris Nelsons (2010), parallèlement à une nouvelle production de Tannhäuser qui a renvoyé au public le miroir d’un Bayreuth en déshérence que les qualités globales de la production de Lohengrin l’an dernier – largement confirmées cette année, comme en témoignait la captation proposée le 14 août sur Arte – avait un moment fait oublier.

Un Tannhäuser lamentable

De fait, même si le cygne y passait à la casserole, c’est effectivement Lohengrin que le trublion et vétéran de la scène allemande avait mis en scène – et que le chef letton Andris Nelsons avait porté à l’absolu musical. Ce n’est pas du tout le cas du Tannhäuser signé par le metteur en scène Sebastian Baumgartner et son dramaturge Carl Hegemann (déjà responsable du foutoir total du Parsifal de Schlingensief), tout simplement consternant de vacuité, de prétention comme de médiocrité intellectuelle. On nous explique longuement dans le programme que le débat amour charnel / amour spirituel qui sous-tend l’œuvre n’est plus de saison au XXIe siècle, qu’on le remplace désormais par une opposition Apollon / Dionysos, matérialisée par le conflit entre une société écologique autosuffisante et stérile obsédée de propreté (= pureté) qui se refuse donc à la procréation (la Wartburg) et celle du Venusberg, échevelée, animale, sale, gage de fertilité et de renouveau débridé. On nous précise que Tannhäuser, homme d’excès comme tout artiste créateur, se met au ban de ces deux options irréconciliables. Tout cela – que l’on sait depuis des décennies, mais qui semble être découvert comme l’œuf de Colomb par l’équipe dramaturgique – est le pauvre masque d’une production d’amateurs au mieux dépassés par leurs ambitions, au pire volontairement provocateurs, dont le dénigrement obsessionnel s’empêtre dans un dispositif scénique prétentieux aussi vain qu’inadapté. Car nous voici au cœur d’une usine de biogaz hyperactive recyclant ses déchets dans la plus totale autosatisfaction (schémas du fonctionnement énergétique repris jusque dans le programme !), qui refuse net toute irruption de cet autre monde surgissant – en cage – des profondeurs, cirque aussi bestial que trivial (on s’y agite façon bonobo en chaleur ou, pire, pesante pochade estudiantine salace) exposant sa foi en la fécondité naturelle par celle d’une Venus enceinte jusqu’aux yeux, accouchant d’un petit Tannhäuser (?) au finale. On constate vite, au-delà du simplisme, que tout cela a évidemment sa propre et pauvre cohérence, mais ne met en œuvre ni le texte (dont on ne sait que faire, avec ses notions obsolètes de pardon, de Pape – sauf à nous montrer des pèlerins revenant de Rome tout propres et obsédés de nettoyage), ni surtout la partition dont la direction d’acteurs minimale semble se moquer éperdument. Défaut courant, on le sait bien, du Regietheater quand il est comme ici embourbé à son plus bas niveau, sans maîtrise aucune, et dégueulant sa facilité primaire sous des images vidéo pseudo-didactiques (digestion et synthèse biologique à l’acte I, ou Vierge Marie agitant ses orteils pour une partie des actes II et III) signées Cristopher Kondek, d’une médiocrité insigne et bien mal intégrées au décor industriel unique, pesant et encombré de Joep van Lieshout, où des acteurs habillés des costumes d’une laideur confondante de Nina von Mechow, semblent abandonnés au dénigrement par la direction sans aucun génie théâtral de celui qui a pourtant obtenu un prix Opernwelt de Metteur en scène de l’année en 2006, et qui plaide ici le manque de temps sous la pluie des critiques unanimes.

Tout cela confirme une fois de plus que le vrai problème est qu’à Bayreuth, on ne croit plus aujourd’hui au contenu des œuvres de Wagner : Marthaler réduit au prosaïsme le plus sinistre la relation passionnelle de Tristan et Isolde, Katharina Wagner renverse le débat artistique des Maîtres, Neuenfels règle drastiquement le contenu pseudo-religieux de Lohengrin (quand seul Herheim – admirable réussite – surmultiplie le sens de Parsifal en une synthèse historique magistrale). Dans ces productions qui plaquent une surinterprétation contemporaine sur l’œuvre mais ne cherchent pas à en exprimer le contenu réel, on cherche en vain le rapport entre le texte (musico-dramatique) et son expression effective, et l’acceptation que l’œuvre de Wagner porte la marque de son époque et en témoigne jusque dans la nôtre – et non l’inverse. Et l’on cherche plus encore l’émotion propre à ces œuvres, que ni l’orchestre, ni le chant ne parviennent à susciter, et on attend en vain le niveau de ces équipes d’autrefois, premières au rang mondial, et aujourd’hui secondaires en tout.

Car il faut bien constater que, sur le plan musical, la satisfaction est loin d’être complète. Le choix de Thomas Hengelbrock pouvait sur le papier sembler productif : un chef spécialisé dans le baroque s’attaquant au Wagner de Dresde, travaillant sur le fac-similé de la version originale de la main de Wagner (qui n’est cependant pas celle de la première en 1845, sans retour de Venus et chœur final de rédemption au IIIe acte), cela semblait prometteur. Las, si l’investigation du détail instrumental est effectivement de haute tenue, si transparence et clarté sont de mise, il manque ici la conception globale, la fameuse tension en arche nécessaire à la vie de l’œuvre : la pauvreté – réelle – de la musique du Venusberg dans cette version que Wagner devait renier, apparaît alors d’autant plus béante que manquent le nerf, l’envol, le sens narratif même. Tout chez Venus manque d’expression, les chœurs des Pèlerins manquant eux de poids (mais on les a relégués ailleurs), le concours de variété, et il faudra attendre les puissantes structures du final de l’acte II pour que la dimension requise trouve un peu de sa plénitude. Mais l’acte III – si difficile à rater pourtant – demeurera sans âme, presque plat. Côté chant alors ? Excluons de prime abord une Venus catastrophique, paralysée par un trac dévastateur, et chantant faux à tue-tête, et constatons qu’on reste dans les termes d’une franche honnêteté vocale, mais en rien aux rives de la légende. Le bon Tannhäuser de Lars Cleveman, fort ténor qui tient bien sa ligne, arrive à alléger, fatigue un peu après le concours, se rattrape pour un Retour de Rome puissant, sinon hanté, et ne fascine jamais. Pas facile de toute façon de créer l’anpathie quand on passe le premier acte en slip (« Nach seiner Tracht ein Ritter ! »* dit pourtant le texte : "Il est vêtu en chevalier"). Camilla Nylund est une fort bonne Elisabeth, à l’aigu aisé, au timbre élégant, au chant racé, qui pas un instant n’émeut ni ne rayonne. Le jeune et beau Wolfram de Michael Nagy, séduisant de physique autant que de timbre, montre plutôt un futur possible qu’un présent inspiré d’émotion et de poésie. De fait la performance de la soirée, c’est à un Günther Groissböck aphone laissant la voix à un Kwangchul Youn magistral qu’on la doit. Bref, Bayreuth qui n’a pas offert un seul Tannhäuser abouti et passionnant depuis la production alors révolutionnaire de Götz Friedrich (1972-1978) ne propose ici qu’une esquisse ratée d’un ennui extrême, guère améliorable, et qui va lamentablement peser sur la programmation des années à venir.

Un Parsifal théâtralement absolu

Programmation dont les étoiles demeurent cette année encore le Lohengrin déjà cité, dont la nouveauté majeure est la prise du rôle-titre par un Klaus Florian Vogt triomphal, et le Parsifal décidément historique de Stefan Herheim, qu’on a revu avec une admiration non contenue : craignant que tant de détails, de références, de virtuosité, sidérantes une première fois, ne fassent effet d’artificialité une seconde, on n’a pu que constater que la superposition à la trame absolument respectée de l’opéra de tout le contexte usuellement narré et ici montré (la naissance de Parsifal, la mort d’Herzeleide, la perdition d’Amfortas…) sans que cela paraisse jamais didactique, la narration de l’histoire de l’Allemagne depuis la création de l’œuvre, dans son contexte nationaliste grandissant, jusqu’à la construction de la démocratie actuelle (en passant par deux guerres et un régime dont les étendards rouges ont ici plus de sens qu’ailleurs), la référence constante à l’histoire esthétique de l’œuvre (du Temple néo-roman de Joukowski au Temple nu de Wieland Wagner), et la localisation physique de l’action dans la villa Wahnfried, font bien un tout magistralement mené, exposé et osons dire génialement assemblé en un spectacle d’une intelligence et d’un brio confondants.

S’il faut mettre là un bémol, c’est sur le plan musical qu’on ira le pointer : comme précédemment, la belle direction, lente et pleine, de Daniele Gatti manque de la hauteur de vue, de la sensualité sonore, et de l’immatérialité incandescente propres à faire de l’ensemble un événement comme le fut naguère encore la direction de Pierre Boulez, transcendant, elle, une production impossible. Et la distribution, typique du Bayreuth d’aujourd’hui, c’est-à-dire bonne seulement quand on la voudrait ici glorieuse, n’ajoute pas à la fascination manquante. Seul point nouveau cet été, la prise de rôle de Simon O’Neill – Parsifal sonore et bien chantant mais peu poète, peu mystique, peu inspiré et assez balourd en scène – n’ajoute rien à un ensemble où Detlef Roth, visiblement en méforme, projette peu les souffrances d’Amfortas, où Susan Maclean – sans beauté, sans magie, aux aigus en difficulté relativement fréquente –, fait une Kundry solide mais sans charme et sans mystère, et où Kwangchul Youn mérite assurément son triomphe par une humanité irradiante et l’onctuosité d’une voix au vibrato légèrement plus marqué – fatigue due au sauvetage de Tannhäuser l’avant-veille ?

Espérons que la reprise annoncée pour 2012, avec au pupitre Philippe Jordan, occasion d’une captation vidéo de fait absolument indispensable, ajoute sa part de magie manquante à ce spectacle déjà historique. Pour le reste, et les brûlantes questions de l’avenir de Bayreuth, espérons qu’au moins le retour dans la fosse de Christian Thielemann – dès l’an prochain pour le Hollandais puis en 2015 pour Trista – et l’arrivée de Kirill Petrenko pour diriger le Ring du bicentenaire, ramènent le niveau orchestral à un plan que seul Andris Nelsons y donne aujourd’hui. Pour les distributions, il reste fort à faire, et le projet d’une Brünnhilde offerte à Angela Denocke inquiète plus qu’elle ne convainc. Pour les choix scéniques, l’annonce de productions signées de Jan Philipp Gloger – autre jeune branché du théâtre allemand – pour le Hollandais et de Frank Castorf – vieille gloire du même milieu – pour le Ring, avant le Tristan prévu par Katharina Wagner, montre que Bayreuth se referme toujours plus sur une seule esthétique locale et semble ignorer qu’on offre un Wagner bien plus varié, plus ouvert et bien meilleur ailleurs dans le monde.

P.F.


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Detlef Roth (Amfortas) et Simon O’Neill (Parsifal).© Bayreuther Festspiele / Jörg Schulze


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Simon O'Neill (Parsifal) et Detelf Roth (Amfortas).© Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath.