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On sait bien que le chant mozartien n’est plus ce qu’il était : on chercherait en vain, aujourd’hui, cet extrême raffinement des couleurs, cette sensualité charmeuse du legato, héritage de toute une tradition musicale européenne, portée par des chefs eux aussi disparus. C’est ainsi, il faut s’y faire – pour les anciens, écoutons les disques. On est pourtant en droit d’attendre du festival le plus prestigieux, le plus cher… et le plus mozartien de par ses origines un niveau que ce Così fan tutte salzbourgeois n’atteint pas vraiment.

Déjà remarquée par ses Mozart à Paris, Lyon et Bordeaux, Maria Bengtsson n’a ni la virtuosité de « Come scoglio » ni les graves de « Per pietà », pourtant essentiels à la caractérisation des tourments de Fiordiligi. Mais elle assume, probement et sincèrement, sans s’inventer par l’artifice ce qu’elle n’a pas naturellement, avec une technique solide et de l’élégance dans le style, préservant en particulier l’homogénéité de la tessiture. Honorable Dorabella de Michèle Losier, moins fofolle qu’entraînée dangereusement là où elle craint d’aller, au timbre généreux, plus charnu et plus chaud que celui de sa sœur – la fusion entre les deux voix n’est, du coup, pas idéale. Elle devrait cependant maîtriser son vibrato, alléger parfois l’émission, notamment pour donner tout son sel à « È amore un ladroncello ». Peu à dire, en revanche, sur Anna Prohaska en Despina, voix ténue pas assez centrale pour la soubrette – vocalement, elle fait justement très soubrette, alors qu’elle n’est ici qu’une pauvre fille frustrée, en mal d’amour. Son Tamino bordelais avait fait parler de lui : Ferrando aux allures d’étudiant binoclard soudain révélé à lui-même, Alek Shrader possède un timbre rond, franc mais jamais dur, une émission ductile avec de jolis mais jamais précieux effets de voix mixte ; il reste encore un peu vert cependant, parfois raide, poussé trop loin dans ses limites par « Tradito, schernito ». Si Bo Skovhus peut encore chanter Alfonso, qu’il joue à merveille depuis 2009, il pèche par une très fâcheuse tendance à détimbrer complètement dans la nuance ou la déclamation. Le meilleur reste le Guglielmo racé de Christopher Maltmann, moins bouffon que sanguin, au timbre riche en couleurs, plein d’aisance et de panache, gratifié de « Rivolgete a lui lo sguardo » à la place de « Non siate ritrosi », où il brille sans peine – reste à savoir si on y gagne dramatiquement.

Marc Minkowski, qui avait créé l’événement en 2005 avec un mémorable Mithridate, se trouve depuis peu promu directeur de la Mozartwoche de janvier. Est-ce l’air de la ville, la proximité de la Philharmonie de Vienne ? Les sonorités de son orchestre, pour ce Così, se sont arrondies, les phrasés ont un galbe plus affiné, les couleurs une patine plus subtile. Lui-même, s’il ne languit pas, laisse davantage respirer la musique et les chanteurs – ne pouvant s’empêcher malgré tout, tant il caracole, de mettre en danger tout le monde dans la conclusion du premier finale. Excellent Francesco Corti au continuo, attendri ou gouailleur – citation du chœur des Fiançailles de Lohengrin pour le mariage !

En concert, ce serait loin de l’idéal. Mais Claus Guth fait de la production un spectacle total et l’on oublie vite les limites des uns et des autres, Così étant – au moins – autant un ensemble qu’une addition de parties. Il a d’ailleurs revu sa copie, comme celle des autres Da Ponte, tous les trois repris cette année, pour mieux assurer la cohérence de l’ensemble. L’escalier des Noces reparaît dans une maison très géométrique, dans le style Bauhaus, d’une blancheur glacée, laboratoire, clinique ou prison dont les protagonistes, au début, tentent en vain d’ouvrir les portes. La plume, les ailes reviennent aussi, portées désormais par Alfonso et Despina, de noir vêtus comme des anges du mal ou de la nuit, avatars démoniaques du Chérubin ambigu réincarnant Eros – le noir servira au travestissement. Pour le finale du premier acte, la forêt de Don Giovanni remplace le jardin, cette forêt où l’on se cherche, se cherche et se perd, lieu des désirs et des remords, qui envahit la maison au second acte – effet plastiquement superbe. Est-ce un hasard si Bo Skovhus a été le Comte, Christopher Maltmann Don Giovanni ? Est-ce un hasard également si Faust, avec notamment les deux parties du drame de Goethe, occupe cette année une place de choix dans la programmation théâtrale du festival ? Il y a du Méphistophélès chez cet Alfonso maître de cérémonie voyeur, orchestrateur et guérisseur de liaisons dangereuses, à l’issue parfois incertaine : il arrive que les premiers couples se reforment, l’espace de quelques instants. Noir et désespéré, ce Così faustien ? Pas tout à fait non plus, même s’il reste diabolique. Le comique, d’ailleurs, n’y perd pas ses droits : le trio du rire, le réveil simulé des jeunes gens à la fin du premier acte, les travestissements de Despina conservent leur saveur. Trop froidement chirurgical pour certains, tel son Alfonso, Claus Guth reste surtout un formidable directeur, habitant chaque geste, qu’il fige les personnages ou les entraîne dans une de ces chorégraphies faussement décalées de Ramses Sigl qu’il affectionne. Cela ne va pas, au second acte, sans quelque lourdeur, comme lorsque les deux sœurs se maculent de terre boueuse – à moins de penser aux deux âmes de Faust ? Alfonso à la fois diable et bon dieu ? Il est trop fort, ce Claus Guth.

D.V.M.


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Anna Prohaska (Despina), Bo Skovhus (Don Alfonso), par terre : Michèle Losier (Dorabella), Maria Bengtsson (Fiordiligi)


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Maria Bengtsson (Fiordiligi), Michèle Losier (Dorabella). Photos :  Monika Rittershaus