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Caroline O’Connor (Mrs Lovett) et Rod Gilfry (Sweeney).

 

« Thriller musical », ce Sweeney Todd que la France découvre enfin grâce au Théâtre du Châtelet ? Oui, si l’on veut bien se rappeler que derrière ce mot anglais entré dans notre langue pour désigner les films à suspense plus ou moins sanglant, se cache aussi l’idée d’excitation et de fascination. Car on aime les thrillers parce qu’on aime le frisson de la peur – protégé dans son fauteuil de spectateur… et vous vous surprendrez à guetter le moment où la lame s’enfonce dans le cou des victimes de Sweeney avec cette délectable impatience horrifiée que seuls les maîtres du suspense, justement, savent provoquer.

Sweeney Todd, donc : autrefois nommé Benjamin Barker, simple barbier envoyé au bagne par l’ignoble juge Turpin qui convoitait sa femme. Il revient incognito, prêt à se venger de la terre entière en plus du juge, qu’il rasera d’un peu trop près dans sa nouvelle échoppe, comme beaucoup d’autres clients dont il cède ensuite les cadavres à sa logeuse, Mrs Lovett. Elle, pitoyable aubergiste et risée du quartier, en profite pour donner un nouveau souffle… et un nouveau goût à ses tourtes à la viande. Le tout à Fleet Street, sorte de Boulevard du Crime londonien, cerné par les docks brumeux de la Tamise et peuplé de miséreux tout droit sortis de chez Dickens.

Tout l’art de cet argument repose dans le dosage de ses… ingrédients : humour noir écartelé entre l’horrifique et l’hilarant, vision sordide d’une société qui s’entredévore, et questionnement subtil de la frontière entre le bien et le mal. Car Sweeney et Mrs Lovett ont toutes les meilleures mauvaises raisons du monde de décimer le quartier : pour lui, une vengeance qui vire à l’obsession ; pour elle, une nécessité commerciale qui tourne au grand-guignol. Tous deux perdent le sens de la réalité et de leur(s) crime(s), pour ne plus voir dans les corps accumulés qu’une simple marchandise d’assouvissement des pulsions ou de transformation alimentaire. Jusqu’au jour où il s’agit de tuer celui – ou celle – que l’on aime tant… La force de la pièce (d’après Christopher Bond), c’est de nous les rendre constamment attachants, Sweeney par sa souffrance de père et époux aimant, Mrs Lovett par sa pétulance de femme à poigne cachant une fleur bleue : les lyrics de chaque chanson (de Sondheim lui-même) sont de petits bijoux littéraires qui silhouettent des personnages décalés, originaux, pluriels. Comme chez Dickens, d’ailleurs, le crime n’est pas le vice : celui-ci est bien du côté du Juge, qui assassine en toute légalité du haut de son perchoir et tente vainement de repousser ses pulsions lubriques par de brèves pénitences plus sado-masochistes que vraiment punitives.

Même subtilité dans la partition de Stephen Sondheim. Une orchestration riche de coloris foisonnants, ravélienne parfois – ici servie par un Ensemble orchestral de Paris en grande verve, sous la baguette dynamique de David Charles Abell. Des trouvailles marquantes – comme ce prélude à l’orgue (enregistré par Thierry Escaich à Saint-Etienne du Mont, un beau luxe sonore !) qui vous glace les sangs en plantant le décor et l’idée-fixe de la Ballade de Sweeney Todd, gravée mélodiquement autour du Dies Irae. Un sens parfait de l’équilibre entre langage savant, complexe même dans ses dissonances ou sa polyrythmie, et invention mélodique à l’efficacité imparable, obsédante ou lyrique mais qui vous trotte dans la tête à la sortie. Une œuvre qui possède aussi la force discursive et la puissance dramaturgique d’un opéra, jusqu’à des références implicites : Johanna et Anthony, les deux tourtereaux égarés dans cet affreux ballet macabre, sont une version distordue de Nannetta et Fenton ; le quatuor qui cumule leur duo d’amour avec le dialogue pragmatique du Juge et de Bamford fait irrésistiblement penser à celui de Rigoletto, jusqu’à son dispositif scénique en deux niveaux, etc. Mais aussi, une œuvre tendue comme un couperet, qui ne vous lâche pas, vous happe jusqu’au bout en un entertainment effrayant, où chaque sourire se mue en grimace. Et la place du chœur y est fondamentale : chœur antique qui raconte et commente l’histoire, identité collective changeante au gré des scènes, bloc sonore dont l’impact rythme le drame – coup de chapeau aux soprani de l’ensemble réuni au Châtelet, dont la partie redoutablement aiguë est assumée sans stridence aucune.

La mise en scène de Lee Blakeley est un coup de maître. On lui devait, déjà au Châtelet l’an passé, A little Night Music du même Sondheim, dans une vision élégante et poétique. Son travail est ici remarquable en tous points, et s’appuie sur une équipe inspirée. La scénographie de Tanya McCallin glisse autour d’un décor unique mais mobile, métallique et sombre comme un hangar désaffecté, que les éclairages de Rick Fisher habitent de fantômes inquiétants. Dans cet univers entre sépia et anthracite, au milieu de la foule sordide habillée de guenilles (remarquables !), quelques points lumineux : la chevelure rousse de Mrs Lovett, la lame de rasoir de Sweeney Todd, et le costume jaune du faux jeton Pirelli. Un univers est là, vibrionnant d’une direction d’acteurs qui règle les scènes d’ensemble au cordeau et dessine des personnages complexes, servis par un plateau époustouflant.

Commençons par les rôles secondaires – mais à l’épaisseur dramaturgique prenante : les deux ténors David Curry (Pirelli) et Pascal Charbonneau (Toby) sont vocalement parfaits, ce dernier réussissant l’incarnation difficile d’un personnage entre adolescence et âge adulte, dont l’amour pour Mrs Lovett est mi-filial mi-viril, jeune arbrisseau que la folie humaine brise sous son poids. John Graham Hall est un Bamford plus mesquin et sournois que nature, et Jonathan Best confère à son juge Turpin un charisme maléfique imposant. Les amoureux, Nicholas Garrett (Anthony) et Rebecca Bottone (Johanna) sont idéaux, leur lyrisme clair d’Enfants du Paradis venant régulièrement éclairer de l’intérieur ces Enfers modernes. On aurait aimé une Mendiante plus glaçante : Rebecca de Pont Davies ne démérite certes pas, mais Lee Blakeley la rend plus drôle qu’effrayante : ses apparitions récurrentes créent un comique de répétition au lieu d’inquiéter, son passage inopiné de la lamentation aux insanités débitées à tout crin devrait sidérer plus que faire sourire uniquement. Rod Gilfry, qui apparemment n’épargne pas sa voix depuis la première du 22 avril, est un Sweeney puissant et déchiré, mutique aussi, parfait bloc refermé sur son obsession vengeresse. Mais que dire de sa Mrs Lovett, Caroline O’Connor ?! Elle que l’on a adorée en chauffeur de taxi aguicheuse dans On the Town, sur cette même scène en décembre 2008, elle qui a appris le rôle à la dernière minute, appelée en remplacement, stupéfie par son abattage, son exactitude (ce qui n’est pas rien, au vu des airs complexes que la partition lui réserve), sa drôlerie et sa sincérité. Dans le digne héritage d’Angela Lansbury, créatrice du rôle, aussi férocement déjantée qu’elle, elle en viendrait presque à rendre acceptables les horreurs qu’elle commet et fait commettre à Sweeney : une bonne tourte à la bonne viande, c’est quand même meilleur, non ?!

Si vous voulez vous en assurer, et par la même occasion entendre un chef d’œuvre musical, le découvrir dans une production remarquable et servi par des interprètes d’exception, il faut courir au Châtelet avant le 21 mai.

C.C.
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David Curry (Pirelli) et Rod Gilfry (Sweeney).

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Caroline O’Connor (Mrs Lovett). Photos : Marie-Noëlle Robert / Théâtre du Châtelet