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Mireille Capelle (Feklusa), Evelyn Herlitzius (Katia), Renée Morloc (Kabanicha), John Graham-Hall (Tichon Kabanov).

Si la nouvelle production de Katia Kabanova au Théâtre de La Monnaie n’est pas devenue la parfaite réussite qu’on était en droit d’espérer, si elle n’égale pas celle, inoubliable, de Philippe Sireuil et Sylvain Cambreling qui triompha en ces mêmes lieux en 1983, il y a à cela plusieurs raisons.

Le génie si particulier de Leos Janáček s’accorde mal avec la sensibilité germanique. Il n’aimait d’ailleurs ni la langue ni la culture allemande. Parmi ses chefs-d’œuvre, Katia Kabanova est à la fois l’un des plus tragiques et des plus intimes (« le plus tendre », admet-il), sa sensibilité ne souffre ni outrances, ni grossissements. Le pessimisme très expressionniste de la metteuse en scène Andrea Breth, contredisant des intentions affirmées du compositeur, pousse au noir absolu une œuvre qui comporte pourtant ses éclaircies et ses rayons de lumière, pratiquement absents ici, avec un résultat d’opacité et de pesanteur. Vouloir gommer la spécificité russe du sujet et son cadre géographique et historique, c’est aboutir à de fatals contresens. Les conditions sociales et psychologiques amenant une fin si tragique ne s’expliquent que par le contexte de la Russie provinciale de 1860. Même il y a un siècle et demi, on ne vivait, on ne mourait pas ainsi en Europe occidentale. Sans doute l’oppression de la femme persiste-t-elle sous d’autres civilisations, dans d’autres parties du monde. Est-ce cela qu’Andrea Breth a voulu indiquer en transformant en femmes arabes toutes de noir vêtues, le visage visible sévèrement encadré, la domesticité de la famille de riches marchands des Kabanov ? C’est là une allusion très lourde, et il y en a beaucoup d’autres. Et puis, Janáček, dans sa musique et dans ses commentaires, souligne le rôle essentiel, fondamental tout au long de l’œuvre, de la Volga, le grand fleuve qui baigne la ville et qui, à la fin, engloutira sa proie, la pauvre Katia. Ici, elle se noie… dans l’indécente baignoire en évidence depuis le début sur le devant de la scène et qu’elle occupait déjà à maintes reprises. Manière bien lourdement teutonique de nous suggérer que Katia « se noie dans un verre d’eau » ? Après les insistants lavabos et W.-C. chers à Warlikowski, c’est à se demander si La Monnaie a conclu un contrat avec une entreprise de matériaux sanitaires !… La nature – oiseaux, arbres, fleurs – omniprésente dans le livret et la musique, est totalement absente ici. La relation sénile assez trouble entre les deux « tyrans » de la distribution, le vieux Dikoj et la terrifiante Kabanicha, donne lieu à d’obscènes amours sur la grande table commune où se déroulait le repas l’instant d’avant. était-ce bien nécessaire ? Et certains objets, tels ce frigidaire où se blottit Katia au début de l’acte III, accentuant ce symbolisme trop appuyé, tout cela n’est pas du tout dans l’esprit de l’œuvre, une fois de plus manipulée et confisquée par l’ego exigeant d’une metteuse en scène se l’appropriant suivant un usage trop fréquent aujourd’hui.

Cette optique très allemande est accentuée par la distribution, qui comporte deux erreurs de casting, dont la plus importante est irréparable. L’héroïne titulaire est une frêle jeune femme, blessée, hypersensible, une créature « très douce qu’un souffle d’air emporterait, qu’un rayon de soleil ferait fondre », nous dit le compositeur. Confier une Mélisande, ou à la rigueur une Mimì ou une Butterfly, aux soins d’une voix wagnérienne, celle d’Evelyn Herlitzius, qui chante surtout Brünnhilde, Kundry, Isolde… ou alors Salomé, c’est une décision incompréhensible. Souvent elle crie, parfois même elle hurle, avec un vibrato tout wagnérien, malmenant la justesse, ses grandes qualités, peut-être, mais absolument pas à leur place, et une incapacité à nuancer ses pianissimi, à produire les sons filés par moments indispensables. Non, ce n’est pas une Katia, et sa compatriote Renée Morloc, spécialiste de Wagner et de Strauss elle aussi, n’est pas davantage une Kabanicha, bien que les dégâts soient évidemment moindres. Alors que généralement on représente cette atroce mégère comme une vieille à cheveux blancs, vêtue de noir (mais nous avons vu que cette tenue est réservée à la domesticité), nous avons ici une grosse quinquagénaire, laide et vulgaire, affublée de fourrures et de robes criardes.

Le reste de la distribution est de très belle qualité, et au moins elle correspond au caractère des personnages (passons sur une Glacha, personnage secondaire d’ailleurs, et dont les restes de voix ne savent plus que glapir). Rampant abjectement devant son effroyable mère, se rattrapant en maltraitant sa malheureuse épouse, Tikhon est ici fort bien incarné par John Graham-Hall, dont on se rappelle la création de Michel dans la Juliette de Martinu à l’Opéra de Paris. également veule et lâche devant son tyrannique ami Dikoj, dont le baryton ukrainien Pavlo Hunka défend avec vigueur le caractère de sombre brute, l’amant somme toute pitoyable et éphémère de Katia, Boris, incapable de la protéger, tout au plus en mesure de la précipiter dans l’abîme suicidaire du remords avant de l’abandonner, rencontre en Kurt Streit l’interprète convaincant d’un rôle difficile à défendre. Unique rayon de soleil et d’espoir dans ces ténèbres étouffantes, le jeune couple Kudriash-Varvara trouve en Gordon Gietz et davantage encore dans la merveilleuse Natascha Petrinsky deux interprètes vraiment « janacekiens », et c’est un bonheur chaque fois qu’ils interviennent. Tout ce monde chante remarquablement bien le tchèque, alors que pas un seul ne provient de la patrie de Janacek. Enfin, à la tête d’un orchestre-maison au sommet de la forme dans une partition d’une redoutable difficulté, le jeune chef Leo Hussain, déjà très remarqué ici même dans Le Grand Macabre de Ligeti, est sans doute le grand vainqueur d’une soirée inégale, problématique mais, malgré tout, passionnante. Je crois que la plus belle carrière lui est promise.

H.H.


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Natascha Petrinsky (Varvara), Mireille Capelle (Feklusa), Evelyn Herlitzius (Katia), Renée Morloc (Kabanicha), Pavlo Hunka (Savjol Dikoj), Blanka Modra (Grunja).


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Evelyn Herlitzius (Katia). Photos © Bernd Uhlig.