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Fin de saison triomphante pour l’Opéra-Comique, avec cette programmation du chef-d’œuvre de Bizet dans l’écrin même de sa création, servi par la crème des interprètes, donné à guichets fermés et diffusé en direct au cinéma le soir du 25 juin. Sous la direction de John Eliot Gardiner, l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique exalte le nerf et la sève de la partition : à l’exception des cors, pâlichons et instables, les couleurs, les timbres et les énergies sont comme restaurés, tout feu tout flamme, noirceur et soleil, moiteur et cinglant mêlés. Avec, en prime, des pages et scènes habituellement coupées et ici redonnées selon la nouvelle édition de Richard Langham Smith : on redécouvre une œuvre que l’on croyait connaître, ses textures et recoins, avec surprise et gourmandise.

C’est exactement ce qui fait le prix de la Carmen d’Anna Caterina Antonacci : outre un physique idéal de beauté bohémienne – latine et sensuelle –, une diction qui ferait frémir d’envie moult interprètes français(es) et une présence vocale qui manie la caresse et la griffe avec dextérité, Antonacci nous offre une Carmen de vie, de rire, de plaisir, évitant judicieusement de se cantonner au personnage grandiose et fatal auquel son aura de tragédienne (éprouvée chez Berlioz ou Cherubini) la prédisposait. En usant de l’humour comme d’une marque de liberté et de séduction rare, elle enrichit l’animalité instinctive de la cigarière d’une intelligence pétillante, où toujours le sourire – qu’il soit joyeux ou triste – contrepointe le drame. Evadant sa Carmen du carcan univoque de la femme fatale, Antonacci lui donne une féminité bien plus vivace et moderne, vraie incarnation de la liberté qu’elle se donne pour règle de vie.

Autour d’elle, un plateau stylé sinon sans faille : Andrew Richards ose des nuances périlleuses mais prometteuses d’un Don José délicat, poignant à la fin par sa déchéance sociale et physique autant qu’amoureuse ; voix parlée digne des grandes heures du Français mais timbre chanté bâillé et gris, l’Escamillo de Nicolas Cavallier s’en sort par son allure à la Jean Piat, qui ne peut pourtant compenser des aigus instables et difficultueux ; la Micaëla d’Anne-Catherine Gillet possède le charme un peu désuet d’un vibrato serré mais fruité, et si elle semble flotter dans son personnage, cela s’accorde finalement à la manière sulpicienne de sa partie vocale. Riccardo Novaro (Moralès), Virginie Pochon (Frasquita) et Annie Gill (Mercédès) sont au mieux et le Monteverdi Choir excellent de verve et de précision.

Quant à la mise en scène d’Adrian Noble… Les cigarières sont des cigarières, Don José un brigadier, et Escamillo un torero : à l’heure des relectures décalées – dont, pour ne parler que de Paris, l’Opéra de Gerard Mortier s’est fait une spécialité (cf. en dernière date Le Roi Roger de Szymanowski par Krzysztof Warlikowski), c’est peu dire que la proposition se distingue a contrario par sa fidélité à la lettre du livret. Ce qui n’est pas rédhibitoire en soi : la Carmen de Bizet et Halévy est bien là, avec en plus une petite touche mauresque dans l’Andalousie que décors et costumes dessinent ici. On se serait en revanche volontiers passé des cigarillos fumés au premier acte par l’ensemble des choristes, envahissant la salle d’un fumet infect dont l’effet réaliste vire au haut-le-cœur pour le public… D’autres maladresses (beaucoup de bras agités, de jupons froissés, de moments creux dans la direction d’acteurs) distillent un parfum de théâtre à l’ancienne, là où Noble sait être habituellement plus vif et juste. Un quasi-académisme qui affadirait la nouveauté de cette Carmen-là, si elle n’était – grâce à Antonacci et Gardiner – aussi renversante de mordant et de spontanéité.

C.C.


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Photos P. Grosbois