Paris, Verlhac Editions & 15.Montaigne, 2013, 660 p., 650 illustrations, 89 € (édition iPad comprise, avec trois heures d'archives audiovisuelles en collaboration avec l'INA).

Un volume impressionnant, digne du Centenaire ! Pour la première fois, une édition retrace soigneusement la légendaire histoire du Théâtre des Champs-Elysées. En regard d'une iconographie mémorable et souvent inédite, une trentaine d'auteurs-historiens-musicologues racontent les fameuses créations mondiales, les débuts et les adieux de grands interprètes, les festivals d'opéras et de ballets, les récitals, les orchestres et les chefs, sans oublier les célèbres comédiens, chansonniers, danseurs... L'album rend aussi hommage au génie des fameux bâtisseurs de ce Théâtre privé, remémore leurs faillites financières, avant l'arrivée en 1922 de la chanteuse Ganna Walska, à qui son quatrième mari, milliardaire, achète le Théâtre. Elle le vendra en 1970, à l'âge de 83 ans...

L'acte de naissance du TCE, le 29 mai 1913, c'est la création du Sacre du printemps que personne dans la salle n'a pu vraiment entendre tellement la bagarre était violente. « Musique de sauvages avec tout le confort moderne », dira Debussy. En cent ans d'histoire, cette œuvre emblématique apparaît au programme de 45 concerts, dont certains donnés plusieurs fois de suite. La chronologie établie ici est très parlante. C'est en dirigeant Le Sacre en juin 1963 (le 50e anniversaire de la création) que démarre la vraie carrière de Pierre Boulez comme chef d'orchestre. Il le reconnaît lui-même ici, en rappelant le souvenir personnel d'un autre scandale, lors de la création des Déserts de Varèse par Scherchen en 1954. Le Figaro publie alors un entrefilet, non signé, intitulé « Le désert hurlant »... Les créations de Debussy, de Ravel, de Messiaen, de Britten ou de Dutilleux ont reçu ensuite un accueil plus favorable.

Regardons du côté lyrique. L'Opéra de Vienne fait sa première tournée en 1924, avec Bruno Walter et Lotte Lehmann à l'affiche de trois opéras de Mozart. C'est ici qu'on donnera la première française du Ring en allemand, en 1929, l'année même de cinq folles semaines d'opéras russes avec Chaliapine et Maria Kousnetzoff. L'Opéra de Paris, privé de sa scène après un incendie, s'installe ici en hiver 1936 pour une saison « hors les murs ». Le fameux festival « L'Œuvre du XXe siècle » financé par un « milliardaire américain » - en réalité, la CIA déguisée en association anti-communiste -, verra la première française de Wozzeck en 1952. Histoire d'un autre âge, comme la folle aventure qui faillit coûter cher à Serge Lifar, blessé dans un duel à l'épée par le marquis de Cuevas, en 1958.

Un touchant souvenir de Roberto Benzi raconte son premier concert à 11 ans (1949), quand son maître André Cluytens lui passe la baguette devant le public. Autre record, celui d'Inghelbrecht présent sur la scène du TCE de 1913 à 1965, l'année de sa mort. Les fidèles du Théâtre penseront aux inoubliables récitals de Maria Callas, Christa Ludwig et Régine Crespin, aux adieux d'Elisabeth Schwarzkopf en 1978, et aux concerts historiques d'Artur Rubinstein, Clara Haskil, Samson François, Alfred Brendel ou Grigory Sokolov, artistes parfois remarqués après leur passage ici. C'est l'Orchestre philharmonique de Vienne qui bat le record de fidélité, avec 50 concerts entre 1993 et 2013.

Si le XXe siècle est d'une richesse inouïe, les années de notre siècle voient défiler des centaines d'artistes parmi les plus admirés, de Cecilia Bartoli ou Patrizia Ciofi à Anna Caterina Antonacci, de Simon Rattle ou Esa Pekka Salonen à Marc Minkowski, et lors du mémorable festival Mozart dirigé par Jérémie Rhorer. Au fil des pages, on perçoit un très profond attachement des artistes au Théâtre de l'avenue Montaigne, un lieu aimé et magnétique. Si les murs de cette salle, unique dans la vie musicale de la capitale, avaient des oreilles et pouvaient raconter... C'est presque fait grâce au site de l'INA et à la page du site du Théâtre (la banque d'image : www.tce-archives.fr/). Mais rien de remplacera cet album, conçu et coordonné avec talent par Nathalie Sergent, et accompagné d'un cahier de 100 affiches légendaires. À garder précieusement.

M.P.